Le kôan 無 (prononcer "Mou") est, en général, le premier kôan donné par un maître zen à son élève. Il est le premier kôan du Ou-mêm-kouan, un recueil qui en comporte quarante- huit. Il est rédigé ainsi :
« Un moine demanda à Joshu
(1) : "Le chien a-t-il la nature de Bouddha ?"
Joshu répondit : " 無
" »
無 se traduit littéralement par "rien !" Cependant, dans le cas du kôan, c’est "non !" qui est retenu. Ceci cadre logiquement avec la suite de certaines versions du kôan :
« Le moine demanda alors : "Pourquoi le chien n’a-t-il pas la nature de Bouddha ?"
Joshu répondit : "Parce qu’il a un mauvais karma !" »
La réponse « non ! » de Joshu à la question du moine est strictement en désaccord avec la déclaration de Çakyamuni sous l’arbre de la Bodhi : "Tout a la nature de Bouddha !"
(2) On aurait donc pu s’attendre à ce que Joshu réponde par l’affirmative. Il ne l’a pas fait
(3).
Le fait qu’il soit question d’un chien dans ce dialogue est accessoire. Il aurait pu s’agir de n’importe quel animal ou être humain. Mais le chien était un animal peu apprécié en Chine à cette époque. En France, avoir une vie de chien est synonyme d’avoir une mauvaise vie. Joshu dit d’ailleurs que le chien a « un mauvais karma ».
Cependant, le Sutra du Nirvana ne dit pas que les êtres qui ont un mauvais karma n’ont pas la nature de Bouddha. Alors, quel est le sens de la question du moine et de la réponse de Joshu ?
En fait, la vraie question est de savoir si le moine a la nature de Bouddha. Bien évidemment, du point de vue du Sutra du Nirvana, ça ne fait pas de doute. Et cela est aussi vrai pour n’importe quel être sensible. Mais le Sutra est un texte et, depuis Bodhidharma, le Zen est indépendant des doctrines et des écritures. Ce qui signifie que pour affirmer la nature de Bouddha, il ne suffit pas de s’en référer aux textes ; il faut la réaliser !
La question du moine porte donc sur le paradoxe suivant : pourquoi, alors que nous avons la nature de Bouddha, faut-il pratiquer ? Pourquoi cette nature de Bouddha ne se manifeste-t-elle pas avec évidence, naturellement, sans qu’il soit nécessaire de faire quoi que ce soit ? La réponse de Joshu est claire sur ce point : "c’est à cause de son mauvais karma". Le chien ne peut évidemment pas réaliser sa nature de Bouddha. Du reste, cette question ne se pose pas pour lui. Le chien et son karma sont confondus. Le chien, c’est le chien. C’est, bien sûr, la même chose pour tous les êtres humains : un homme est un homme. Mais l’homme peut modifier le cours des choses et faire en sorte de s’éveiller à sa vraie nature, sa nature de Bouddha. Et alors, un homme est certes un homme, mais c’est aussi et surtout un homme libre. Un homme sans affaires ! Ce qui signifie que les mots prononcés par le Bouddha sous l’arbre de la Bodhi : "Tout a la nature de Bouddha" n’ont de sens que par rapport à sa propre expérience de l’Eveil. Il ne sert donc à rien de savoir si le chien a ou n’a pas la nature de Bouddha tant que nous ne savons rien de cette nature de Bouddha. Sous cet aspect, la réponse 無 de Joshu renvoie le moine à sa pratique. 無 est donc, de fait, la nature de Bouddha. Et la nature de Bouddha est donc indistincte de la pratique. Bien évidemment, quand Joshu répond 無, il ne dit pas "Nature de Bouddha !". Il ne dit pas non plus "Pratiquez !". Il dit 無 et cela ne signifie rien d’autre que 無. Et quand on pratique 無, 無 et la pratique ne sont pas deux choses différentes.
Si on veut comprendre Joshu ; si on veut comprendre le Zen, il faut donc se confondre avec 無.
Il importe cependant de comprendre que si nature de Bouddha et pratique ne sont pas deux choses différentes, cela ne veut pas dire que si on pratique, alors on a la nature de Bouddha. La nature de Bouddha ne dépend pas du fait de pratiquer ou non. En réalité, la phrase : 無 et la pratique ne sont pas deux choses différentes, peut se résumer indistinctement à 無 ou à la pratique. Pratiquer, c’est 無. Et 無, c’est la pratique. De fait, tant qu’on ne sait pas ce qu’est 無, on ne sait pas ce qu’est la pratique. Et on ne sait donc pas ce qu’est la nature de Bouddha. Sur ce point, le kôan renvoie apparemment à une impasse. Mais il existe une sortie et cette sortie est le kenshô.
Sur kenshô, il n’y a pas grand-chose à dire. C’est une expérience profonde et décisive du Zen. C’est l’expérience de sa vraie nature, sa nature de Bouddha, avec sa réalisation. C’est l’expérience de la vacuité et du connaître de la vacuité. Mais kenshô n’est pas la pratique. Il en est la conséquence. De fait, kenshô est la conséquence de la nature de Bouddha. Ce qui veut dire, évidemment, que si nous n’avons pas la nature de Bouddha, alors nous ne pouvons pas avoir kenshô. En d’autres termes, kenshô prouve notre nature de Bouddha. Le kenshô est donc l’expérience cruciale sur laquelle repose tout le Bouddhisme. Sans cette expérience, il n’y a pas de Bouddhisme. Sans cette expérience, Çakyamuni ne serait pas le Bouddha. De fait, sans cette expérience, il n’y a pas de pratique du Bouddhisme. Bien sûr, tous les bouddhistes qui pratiquent de façon authentique n’ont pas eu, loin s’en faut, le kenshô. Tout ceci paraît paradoxal. Ils pratiquent et, en même temps, ils ne pratiquent pas ! Ils ont la nature de Bouddha et, en même temps, ils ne l’ont pas ! Tel est le sens de 無.
Joshu ne répond donc pas exactement "non !" à la première question du moine. Mais il ne répond pas "oui !" pour autant. Ce n’est pas non plus un "ni oui, ni non !" Et pas davantage un "oui et non !"
無 renvoie donc au « tétralemme de Nagarjuna » qui s’énonce ainsi :
1)
On ne peut dire d’une chose qu’elle est
2)
On ne peut dire d’une chose qu’elle n’est pas
3)
On ne peut dire d’une chose qu’elle est et qu’elle n’est pas
4)
On ne peut dire d’une chose, ni qu’elle est, ni qu’elle n’est pas
En mathématique, un lemme est un résultat intermédiaire dans une longue démonstration. De fait, le tétralemme ne démontre rien ; il est une proposition intermédiaire qui découle d’une réflexion globale. Mis sous cette forme, on pourrait comprendre 無 comme une succession de propositions négatives : "on ne peut dire d’une chose…" Mais ce n’est pas une compréhension correcte. 無 est aussi affirmatif. On peut donc transformer la forme du tétralemme en remplaçant "on ne peut dire d’une chose" par "on peut dire d’une chose". Fondamentalement, ça ne change rien. En d’autres termes, 無 n’est pas réductible au tétralemme de Nagarjuna. Ou, dit autrement, le tétralemme n’est pas réductible à sa série de propositions.
Cependant, Joshu n’était pas un dialecticien comme l'était Nagarjuna. Joshu était un maître zen. Il s’adressait donc directement à l’esprit du moine et, par extension, à tout un chacun. Il n’entendait pas qu’on se perde en palabres à propos de son 無. Et en écrivant ici, comme je le fais, je trahis donc, en quelque sorte, l’esprit de Joshu. N’est-ce pas paradoxal ?
Le Zen se tient au-delà des mots et pourtant nous ne pouvons nous passer des mots pour en parler. Comme la nature de Bouddha se tient au-delà de la pratique et pourtant nous ne pouvons nous passer de la pratique pour l’exprimer… C’est paradoxal mais c’est ainsi.
(1) Célèbre maître zen (778-897) élève de Nansen.
(2) D'après le Sutra du Nirvâna.
(3) Il existe une version du kôan où Joshu répond par l'affirmative, mais ce cas ne sera pas étudié ici, car il n'en contredit pas le principe.