mercredi 30 octobre 2019

Notion d'éveil dans le Zen (4ème partie et fin)

Ce billet constitue la suite, la fin et la synthèse de trois billets précédents, qu'on pourra retrouver aux adresses suivantes :
     3ème partie : https://voirsavraienature.blogspot.com/2019/10/notion-deveil-dans-le-zen-3eme-partie.html
Si, jusqu'au 7ème tableau inclus du dressage du buffle, on peut considérer que l'évolution sur la Voie se fait graduellement, bien que de façon non linéaire en ce sens qu'il existe un hiatus très net entre le 2ème et le 3ème tableaux ainsi qu'entre le 6ème et le 7ème, les trois derniers tableaux ne sont en réalité qu'un seul et résument en quelque sorte à eux seuls toute la dynamique de l'éveil, à la fois comme pratique et comme résultat de la pratique. Ils représentent ensemble le Tri Kâya, c'est-à-dire le Triple Corps du Bouddha, à la foi créé et incréé, considéré de fait comme un et indivisible autant que morcelable, ne serait-ce qu'à travers la différence marquée entre le Théravada (anciennement appelé "Hinayâna" : "Petit véhicule") et le Mahayâna (Grand véhicule). On peut en effet considérer que le Théravada s'arrête en quelque sorte au 8ème tableau, tandis que le Mahayâna se poursuit jusqu'au 10ème et dernier de la série. Mais, on le comprendra, cette division est artificielle, car fondamentalement, il est impossible d'atteindre le 8ème tableau sans atteindre le 9ème et le 10ème. Je vais tenter ici de montrer pourquoi.

Au 8ème tableau intitulé "Le buffle et le Moi oubliés", est associé le Dharmakâya, qui est littéralement le Corps de Loi (Dharma) du Bouddha et aussi le Non-né ou Nirvâna. Au 9ème tableau, intitulé "Retour à la source", est associée le Sambhogakâya, qui est le Corps de félicité du Bouddha (c'est quand le Bouddha se manifeste d'esprit à esprit – dans ses sagesses incréés – au Bodhisattva). Et enfin au 10ème tableau, intitulé "Se rendre au marché avec des mains secourables", est associé le Nirmanakâya, qui est le Corps d'Apparition du Bouddha, lequel est la manifestation "incarnée" des Sagesses dans le monde, et en particulier la Compassion Infinie.

Se rendre au marché avec des mains secourables

Jusqu'au 6ème tableau, on a vu que sa vraie nature – qui constitue l'objectif du bouvier depuis la recherche du buffle (au 1er tableau) – est d'une certaine façon encore "étrangère" au bouvier, et ce bien qu'il l'ait reconnue, maîtrisée et enfin ramenée à la maison. Ce qui signifie que bien que la réalisation de sa vraie nature soit effective – à partir du 3ème tableau, c'est à dire kenshô – il reste encore à l'intégrer, ce qui nécessite une forme d'apprentissage plus ou moins long (1). Cet apprentissage consiste à faire en sorte que le moi (bouvier) et sa nature de Bouddha (buffle) ne fassent qu'un, de telle manière que sa vraie nature disparaisse dans "l'oubli" pour devenir le Moi. Ce Moi, on l'a vu, n'est pas foncièrement différent de l'ego, à ceci près qu'il n'est plus ce "petit moi" n'ayant aucune existence propre, car construit et façonné selon le mode de la pensée dualiste et donc "erronée" (au sens bouddhique). Ainsi, le Moi n'est pas strictement équivalent au petit moi, même s'il n'est pas non plus distinct de celui-ci. Si l'on devait faire une comparaison illustrée, le Moi serait une spirale ascendante en 3D et le petit moi sa projection en 2D sur le plan, c'est-à-dire un cercle (figure ci-dessous). Ainsi, si la progression sur la spirale depuis le bas consiste en réalité à s'élever, en projection 2D sur le cercle la progression paraît revenir à la classe départ. Et quand on dit par exemple qu'avant d'étudier la voie les montagnes sont des montagnes et les plaines des plaines, que pendant qu'on étudie la voie, les montagnes ne sont plus des montagnes et les plaines ne sont plus des plaines, et qu'enfin avec la réalisation de sa vraie nature les montagnes sont à nouveau des montagnes et les plaines à nouveau des plaines, il ne faut pas se tromper de dimension. En réalité, si celui qui a réalisé sa vraie nature voit bien les montagnes et les plaines comme l'homme ordinaire les voit, ce dernier les voit toutefois uniquement avec ses yeux (cercle vision 2D), tandis que celui qui a réalisé sa vraie nature les voit également avec ses oreilles (spirale vision 3D). Il s'agit ici de l'allusion à Kannon (ou Guānyīn en chinois 觀音), dont le nom signifie littéralement "qui voit les sons".  



Cela étant précisé, en considérant les choses comme il convient, si le moi et sa vraie nature ne font qu'un – qui est le Moi –, ce dernier est donc vacuité et sapience. Le Moi a donc les qualités du Dharmakâya, lequel est représenté par un cercle vide à l'intérieur : l'ensô. 

Ensô

Mais la vacuité n'est pas uniquement spatiale, dans le contexte du Dharmakâya ; elle n'est pas uniquement "vide de ce qui n'est pas elle-même". Elle est aussi (et surtout) "vide d'elle-même", en sorte que l'ensô est autant un cercle qu'un point sans dimension. Le Moi est le point sans dimension, et sa vraie nature – le Dharmakâya – est l'ensô, qui est le cercle. Cependant, si le point n'est autre que le Moi, l'ensô implique, comme on le constate symboliquement, une ouverture vers le monde. Vers la multitude. Le cercle – ou plutôt la circonférence – représente en effet la multitude. On peut aussi considérer le point comme l'univers à l'instant du big bang et le cercle – l'ensô – comme l'univers après le big bang, donc en expansion. Or, l'univers se développe en réalité à l'intérieur de lui-même, car – sauf à supposer des multivers, mais ce n'est pas l'objet ici – il n'y a rien en dehors de l'univers. Le vide, on le comprend, n'est donc pas, au sens strict, le rien ; le néant. Et si l'univers se développe en lui-même, alors la multitude représentée par la circonférence de l'ensô et soi-même – Moi en tant que point sans dimension – ne sont qu'un. Ainsi, en réalisant le Dharmakâya, qui est le 8ème tableau, on réalise ce qu'est la Vacuité, la Compassion et l'Omniscience du Bouddha. En d'autres termes, l'expérience de voir dans sa vraie nature, qui est Nirvâna, n'est pas limitée à la Vacuité du Moi, mais s'ouvre également à l'existence manifestée et intègre donc "l'autre" comme n'étant pas différent de moi-même.  

De fait, réaliser le Dharmakâya revient à inspirer son action de l'esprit de Bouddha, en sorte que son action, quelle qu'elle soit, n'est autre qu'action juste, réalisée selon le mode de l'esprit de Bouddha, qui est volonté et détermination. Une volonté et détermination qui s'exprime d'abord en "pensée d'avant la pensée", dans le Sambhogakâya (Corps de félicité, 9ème tableau du dressage du buffle). Seul le Bodhisattva – éveillé à sa vraie nature – en saisit la saveur (le sens) lors de la transmission d'esprit à esprit. Car cette pensée juste et cette parole juste sont encore "incréés". Elles ne sont pas encore dans la manifestation. Pour qu'elles le soient effectivement, elles doivent apparaître dans le Nirmanakâya (Corps d'Apparition du Bouddha, 10ème tableau du dressage du buffle), selon ce qu'Hakuin, dans ses Quatre Portes du Connaître de l'Esprit Éveillé", nomme : "le principe de différenciation des éveillés". Ce principe de différenciation est essentiel, car il permet d'avoir une parole juste adaptée aux caractéristiques des êtres auxquels le Nirmanakâya – le Bouddha "incarné" – s'adresse. 

Voilà donc – exprimé d'une manière un peu rapide et synthétique – en quoi les trois derniers tableaux du dressage du buffle expriment les principaux véhicules du Bouddhisme, c'est-à-dire les fondements doctrinaux du Zen. Pour finir, disons simplement que si le Dharmakâya s'exprime dans l'aphorisme "La forme est le vide" et le Sambhogakâya dans l'aphorisme "Le vide est la forme",  le Nirmanakâya exprime quant à lui "Le vide est le vide et la forme est la forme". C'est-à-dire quand les montagnes sont à nouveau des montagnes et les plaines à nouveau des plaines. 


(1) Ce qui dépend du karma de chacun. 



mercredi 23 octobre 2019

Quelques nouvelles...

J'envisage régulièrement de faire un point sur mes activités de zeniste, sur ce blog, à l'occasion. En plus de quelques billets sur la pratique du Zen ou sur mes humeurs du moment. Mais toujours en lien avec le Zen... ou presque. 😊

Le Zendô de la Fontaine, qui est l'espace où je pratique quotidiennement, est de nouveau actif depuis le début du mois d'octobre. Les séances de zazen ont lieu tous les samedis, à partir de 10H. Nous ne sommes pas très nombreux, mais le groupe est homogène et la pratique est honnête et assidue pour le moment. Et de toutes façons, l'espace ne permet pas de contenir plus de dix personnes.

J'ai achevé mon second ouvrage sur le Zen. Je l'ai intitulé "Dynamique de l'éveil". Il avait été initialement commandé par les éditions Almora, en octobre 2018, mais mon précédent livre (1) ne s'est pas très bien vendu, en sorte que l'expérience avec cet éditeur s'arrêtera là. J'ai consulté d'autres éditeurs depuis, mais sans succès pour l'instant. Je pourrais imprimer les chapitres sur ce blog, mais ceux-ci sont trop longs, et il y a de nombreuses notes de bas de page. Bref, le blog n'est pas très adapté pour un ouvrage aussi lourd, et ce n'est pas pour ça que je l'ai conçu. J'envisage donc sérieusement l'auto-édition, car je n'aime pas garder mes textes dans un tiroir. Les livres sont faits pour être lus. Avec l'impression à la demande et le format epub (pour les liseuses), il n'est pas très difficile de publier un livre actuellement, et l'investissement financier est peu important. Reste ensuite à le distribuer. Pour l'instant, je n'en suis pas encore là. J'attends encore le résultat des derniers éditeurs consultés, qui n'ont pas encore donner leur réponse. Je posterai des nouvelles dès que j'en saurai plus.

À plus tard...

(1) Expérience zen

mardi 22 octobre 2019

Notion d'éveil dans le Zen (3ème partie)

Après kenshô, qui se situe au troisième tableau du dressage du buffle, la pratique zen commence vraiment. Avant kenshô aussi, la pratique est le Zen, mais l'éclairage de Prajna manque encore de puissance, et c'est un peu comme marcher dans l'obscurité. Le maître zen est en principe là pour pallier cette difficulté et guider son élève dans ses premiers pas, mais trouver un tel maître n'est pas aussi facile qu'on peut le penser, hélas. Certains maîtres zen – trop nombreux – n'ont en effet jamais vu dans leur vraie nature, mais font comme si c'était le cas. C'est une maladie du Zen, et pas des moindres.

Kenshô consiste donc à voir le buffle (sa vraie nature). C'est l'instant où le buffle se dévoile tel qu'il est : à la fois Vacuité et Sapience. La Sapience est le fait de Prajna, qui est le mode de reconnaissance de sa vraie nature. C'est quand la pensée juste, issue de la Vue juste (ou Compréhension juste), s'élève dans la conscience sous une forme verbalisée (parole juste). La Vacuité est ce qui est vu quand l'observateur et les phénomènes observés ne font qu'un. Cela ne peut pas être compris par des mots ou des phrases. C'est pourquoi il faut une véritable dimension visionnaire associée à la compréhension juste pour que l'expérience soit qualifiée de kenshô.

Mais ne supposez pas qu'une telle expérience soit facile à intégrer. C'est comme quand un aveugle de naissance peut, suite à une opération chirurgicale, voir les objets des sens. Si un aveugle voit une fleur pour la première fois, il ne la reconnaît pas. Pour savoir qu'il s'agit d'une fleur, il est obligé de la prendre du bout des doigts, la sentir, ainsi qu'il procédait quand il était encore aveugle. Et il lui faudra du temps pour intégrer la vue de la fleur à sa reconnaissance. Avec la reconnaissance de sa vraie nature, c'est un peu la même chose. On vit en permanence avec sa vraie nature, mais on ne la reconnaît pas, parce qu'on ne l'a jamais vue. Pour la reconnaître, il faut non seulement la voir mais aussi en quelque sorte la prendre du bout des doigts, la sentir...

Kenshô, on l'a vu, n'est que le début de la pratique. Hakuin la nommait "La porte de l'inspiration". Il faut donc poursuivre le chemin du dressage du buffle, ce qui se fait à partir du 4ème tableau, dans l'ordre suivant :

4) Attraper le buffle.
5) Domestiquer le buffle.
6) Ramener le buffle à la maison.
7) Le buffle oublié, le Moi seul existe.
8) Le buffle et le Moi oubliés.
9) Retour à la Source.
10) Se rendre au marché avec des mains secourables.

La pratique du 4ème au 7ème tableau est à la fois graduelle et abrupte (ou subite). Elle est graduelle en ce sens que le temps (ou la durée) s'inscrit dans la pratique comme une composante de l'effort juste, constant et nécessaire. Elle est subite en ce sens que l'effort – ou la détermination – et l'éveil sont intimement liés. Et la raison en est simple : sa vraie nature est en réalité volonté et la détermination est l'acte de la volonté, c'est-à-dire l'action de sa nature de Bouddha. Et de fait, la pratique s'inscrit dans l'action juste, qui est le sens de l'éthique (Sîla (1)). Cette action juste se manifeste par Dhyâna, qui est zazen. On peut pratiquer zazen "sans objet", comme dans le Zen sôtô (shikantaza), ou encore s'appuyer sur un objet (le sussokan ou un kôan) comme dans le Zen rinzai. Mais quoi qu'il en soit de sa pratique, celle-ci doit être éclairée par kenshô, c'est-à-dire par Prajna. Huineng disait : "Il n'y a pas de Dhyâna sans Prajna et pas de Prajna sans Dhyâna." Et il ajoutait, pour imager son propos : "Dhyâna est la lampe et Prajna la lumière. Il n'y a pas de lampe sans lumière et de lumière sans lampe." Et quand on inscrit Prajna et Dhyâna dans la pratique, c'est l'action juste, c'est à dire Sîla. Cette pratique, on le voit, est le "jeu simultané de la Triple Discipline", en ce que Prajna, Sîla et Dhyâna sont indivisibles. Ou, dit autrement, elles (les Disciplines) sont une. La Triple Discipline est la 4ème Noble Vérité qui mène à l'Extinction de la Souffrance (Nirvâna).

Le 7ème tableau est intitulé "Le buffle oublié, seul le Moi existe". Quand on a réalisé sa vraie nature, on réalise la vacuité de l'ego, de l'esprit "surnuméraire". Pourtant, tout ne disparaît pas dans le néant, car on a conscience de cette réalisation. Qui réalise ? Certains affirment que personne ne réalise, mais il s'agit là d'une mauvaise compréhension de ce qu'est la vacuité de l'ego. En réalité, si personne ne réalisait sa vraie nature, il n'y aurait pas de réalisation. Or, il y a réalisation et cette réalisation est le fait de sa vraie nature. Mais qu'est-ce que sa vraie nature, si ce n'est pas l'ego ? J'ai dit ailleurs qu'il s'agit du Dharmakâya, du Non-né. Mais cette information ne dit pas ce qu'est, concrètement, le Non-né. Pourtant, nous en faisons l'expérience à chaque instant. Bankei, un célèbre maître zen de l'école rinzai, affirmait : « Ce que chacun de vous tient de ses parents n'est rien d'autre que l'esprit de Bouddha, et cet esprit, qui n'est jamais né, est incontestablement empli de sagesse et d'illumination. N'étant jamais né, il ne meurt jamais. Mais je ne l'appelle pas : "jamais mourant" (immortel). L'esprit de Bouddha n'est pas né, et par cet esprit non-né de Bouddha, toutes choses sont parfaitement menées. » (2)

Réaliser le 7ème tableau, c'est quand l'hôte et le visiteur ne font qu'un. C'est quand le buffle est oublié et qu'il ne reste que l'homme ordinaire, avec ses limites, ses insuffisances... C'est le Moi. On lui met une majuscule, pour le distinguer du "petit" moi (ego) ignorant, mais c'est en réalité la même chose ; exactement la même chose. C'est pourquoi Lin Tsi (Rinzai) disait : "Si vous voyez le Bouddha, tuez le Bouddha !". Le Bouddha n'est pas un autre ; sa vraie nature n'est pas différente de l'esprit "qui nous vient de nos parents" ; c'est-à-dire de l'esprit "ordinaire". L'hôte est une métaphore, dans le Zen, pour désigner la vraie nature de l'esprit ou l'esprit de Bouddha. Il est considéré comme "immobile", un peu comme le patron d'un hôtel qui reste à demeure. Et le visiteur est le client de l'hôtel, jamais le même et qui ne reste qu'une nuit ou deux, rarement plus. Il exprime, dans cette métaphore, les pensées erronées, vagabondes, la sensation ou sentiment du moi ou de l'ego, ses représentations confuses, changeantes, impermanentes... L'union de l'hôte et du visiteur est la réalisation que sa vraie nature et son mental ordinaire ne sont que les deux faces d'une même pièce. C'est l'équivalence du Nirvâna et du Samsara. Ainsi, l'esprit ordinaire tant décrié dans sa représentation égotique, dualiste, n'est autre que sa vraie nature ; sa nature de Bouddha. N'est-ce pas une merveilleuse nouvelle ? C'est pourquoi Bankei disait "Ce que chacun de vous tient de ses parents n'est autre que l'esprit de Bouddha".

Lin Tsi (Rinzai) disait : « Entre un homme qui, pour des périodes cosmiques, se trouve en route sans quitter sa maison, et celui qui quitte sa maison sans être en route, lequel est digne de recevoir les offrandes des hommes et des dieux ? » Il s'agit en réalité du même homme, bien sûr, qui est l'homme sans situation ; l'homme "sans affaire". Il n'a plus besoin de s'occuper de sa vraie nature ; il est sa vrai nature. Quand il a sommeil, il dort ; quand il a faim, il mange.

Quand un moine demanda à Joshu s'il existait quelque chose de plus grand que l'esprit de Bouddha (sa nature de Bouddha), Joshu répondit : "Oui, bien sûr : les petits pains au lait !"





Fin de la troisième partie (à suivre).
Voir la deuxième partie.



(1) Sîla est, avec Dhyâna et Prajna, l'une des Trois Disciplines qui constituent la trame de la 4ème Noble Vérité (du chemin qui mène à l'extinction de la Souffrance).
(2) Cf. « Bankei et le Non-né », D.T Suzuki dans Tch’an Zen, racines et floraisons (Ed. Hermes)
(3) Kôan "Nansen pourfent le chat", cas numéro 63 de la Falaise Verte. 



samedi 19 octobre 2019

Le Zen, c'est sussokan

Le Zen – du moins dans l’école rinzai – commence avec une expérience décisive connue sous le vocable japonais de kenshô (見性), dont le sens littéral est : « voir dans sa vraie nature ».

Cela étant, limiter le Zen à cette expérience revient en quelque sorte à limiter la respiration à l’inspiration. Or, l’inspiration n’est que le premier instant de la vie. C’est-à-dire la naissance. Mais sauf à mourir à la naissance, la vie ne se limite pas à l’inspiration. La vie, c’est la respiration tout entière. Après l’inspiration, en principe, succède un temps plus ou moins long durant lequel des échanges d’énergie se déroulent au sein des cellules du corps. Puis survient l’expiration. On assimile quelquefois la mort à une expiration. On dit en effet qu’un tel a expiré pour dire qu’il a cessé de vivre. Ça n’est bien sûr qu’une façon de parler. Dans les faits, on peut mourir à n’importe quel moment.

Mais quoi qu’il en soit, le Zen est la vie et non la mort, qui est une expérience impossible. Et de fait, si l’expérience du kenshô est assimilable à une inspiration, et que kenshô est le début du Zen, alors il y a nécessairement une pratique après kenshô. De plus, si la mort est une expérience impossible, alors la vie ne peut pas s’arrêter sur une expiration. À la fin de l’expiration, il y a le désir irrépressible d’inspirer à nouveau. C’est la renaissance. Et de fait, la vie est une succession indéfinie de respirations, c’est-à-dire de renaissances et de morts. On appelle Samsara ce cycle sans fin.

Le but du Zen est de se libérer du Samsara. Mais si le Zen est la vie, alors son but n’est autre que celui de se libérer de lui-même. Comment est-ce possible ? Simplement en réalisant que Samsara et Nirvâna sont les deux faces d’une même pièce.

La pratique du sussokan, qui est le compte cyclique des respirations, consiste à compter le nombre de vies, l'une après l'autre. On compte ses respirations comme on vit sa vie. Si on compte du bout des lèvres, on vit sa vie du bout des lèvres. Si on compte en conscience, on vit sa vie en conscience. Parfois on vit sa vie intensément et parfois de façon superficielle. Une inspiration pour la naissance et une expiration pour la mort. Et ainsi de suite. Certaines vies sont intenses et d'autres superficielles. Le sussokan, c'est la vie, et donc le sussokan, c'est le Zen.

C'était mon clin d'oeil rinzai à l'aphorisme sôtô : "le zen, c'est zazen". 😉


mercredi 16 octobre 2019

Notion d'éveil dans le Zen (2ème partie)

En préambule à cette deuxième partie consacrée à la notion d'éveil dans le Zen, il importe de préciser – ou de rappeler – qu'il n'existe pas de vérité absolue dans le Bouddhisme. De fait, quand il sera question de vues ou d'opinions "erronées" dans mes propos, cela ne sera que du point de vue bouddhique (ou dhyânique) et non à partir d'une "vérité absolue" qui existerait "en soi" et qui ne serait accessible qu'à quelques rares "initiés", voire "élus".

Cela étant dit, ainsi que je l'affirmais dans mon billet précédent, l'éveil, dans le Zen, est de nature dynamique. Ce qui signifie qu'on n'est pas éveillé "une fois pour toutes" dès l'instant où l'on ouvre les yeux sur sa vraie nature. Le kenshô – qui est en quelque sorte le premier stade de l'éveil – se situe au troisième tableau du dressage du buffle. Il reste donc sept étapes à franchir. C'est l'objet de la pratique après kenshô jusqu'à la libération (du Samsara). Il s'agit d'une "pratique éclairée", par opposition à la pratique avant kenshô, qui est en quelque sorte une pratique "aveugle", en ce sens que sa vraie nature n'est pas (encore) reconnue par le pratiquant.

À noter que la notion d'expérience, dans le cadre du kenshô, se rapporte à celle d'établir la preuve de sa nature de Bouddha. Une fois la preuve établie, il n'est plus nécessaire, car cela serait évidemment dépourvu de sens, de l'établir une fois de plus. En d'autres termes, cela reviendrait à tenter de rallumer un feu sur des cendres. Le kenshô, de ce point de vue, est une expérience unique et non reproductible, car une fois que la preuve de sa nature de Bouddha est faite par le pratiquant, c'est une fois pour toutes. De fait, il existe bien une différence entre faire la preuve de sa nature de Bouddha, qui est unique et non reproductible, et l'éveil parfait et insurpassable (anuttara samyak sambodhi) qui nécessite d'établir cette preuve à chaque instant, c'est-à-dire pour tous les dharmas (phénomènes).

Kenshô est une expérience visionnaire et sapientiale. Qu'est-ce que ça signifie, au juste ? La dimension visionnaire de l'expérience est liée au caractère surnaturel de la vue, laquelle dépasse la modalité sensorielle qui lui est logiquement associée. De fait, il est par exemple possible de voir le commencement de l'univers sans avoir à se déplacer. Cette acte de voir n'a évidemment aucun sens objectif. Et pour cause, la dimension visionnaire de l'expérience zen ne se situe pas dans la perception indirecte, corticale, mais avant la naissance de la pensée, dans la perception directe. Les distances spatiales et temporelles sont de fait abolies. Et de la même façon, les notions d'intérieur et d'extérieur ne sont plus valides. En sorte que ce qui est vu objectivement comme "extérieur à soi-même" se retrouve "à l'intérieur de soi", ou, pour le dire autrement : l'univers (extérieur) et soi-même (intérieur) ne font qu'un. Il convient de comprendre que cette expérience ne relève pas de l'imagination ou encore d'une quelconque hallucination. Ce n'est pas davantage un mirage ou une vue de l'esprit. Il s'agit bien d'une vue sans objet, au sens strict et scientifique du terme, puisque l'objectivation ne se situe pas dans la perception directe (route du bas) mais dans la perception indirecte (route du haut).

Cette dimension visionnaire est importante, car c'est par elle que s'élève la dimension sapientiale associée et nécessaire pour que l'expérience soit un réel kenshô. Par exemple, certains kôans dit "secondaires" (en ce sens qu'ils sont posés secondairement au pratiquant par le maître zen pour valider ou invalider l'expérience sapientiale) peuvent se présenter sous la forme suivante : "Avale d'une seule gorgée toute l'eau de l'Océan Pacifique", ou encore "Sans te mouiller et sans artifice, ramène-moi le trésor enfoui au fond de la mer", ou bien encore "Arrête la barque qui dérive au milieu de la rivière sans bouger de la rive et sans user de moyens détournés"... On pourrait en imaginer un nombre incalculable, quand on sait de quoi retourne la vue bouddhique. À titre personnel, j'aime bien, par exemple, la question que posait Taïkan Jyoji à ses élèves, quand les kôans faisaient encore partie de l'enseignement laïc : "Votre mère sait-elle que vous êtes ici ?" (1)

Sans dimension sapientiale, l'expérience visionnaire ne peut pas être qualifiée de kenshô, mais de makyô (fantasmagorie). La dimension sapientiale doit s'exprimer dans le cœur de l'expérience, spontanément. Ce qui suppose que contrairement aux expériences du samadhi, où les pensées demeurent "non-nées" en ce qu'elles restent dans la sphère non duelle de la perception directe, une pensée s'élève dans la conscience durant kenshô et cette pensée est celle de la reconnaissance de sa vraie nature. Cette pensée peut-être la suivante  : "Il n'y a pas d'esprit"(2), ou encore "Il n'y a n'y corps ni esprit"(3). La dimension sapientiale de l'expérience zen doit être distinguée de la réflexion intellectuelle, laquelle fait appel aux concepts, à l'analyse... La dimension sapientiale du kenshô est au contraire spontanée et s'exprime un peu comme un "euréka !" au moment où l'on s'y attend le moins. Mais quoi qu'il en soit de la façon dont elle s'exprime (par les mots qui sont "la parole juste"), cette dimension sapientiale doit être contrôlée par un maître qualifié qui sait faire la différence entre la pensée discursive, voire dichotomique, et la pensée juste, relevant de la coïncidence des deux perceptions directe (inconsciente) et indirecte (consciente), autrement dit du kenshô.

Précisons ici qu'une expérience visionnaire est reproductible, par opposition à une expérience sapientiale. Ainsi, les expériences de samadhi, obtenues par la pratique des jhanas (pratique de samatha, c'est-à-dire de la concentration sur un objet unique), ne sont pas, à elles-seules, des expériences d'éveil, et ce malgré les sensations de grâce, de quiétude, d'amour absolu... qui s'élèvent durant l'expérience. Au plan neurologique, cette sensation de grâce qui confine à l'orgasme sans fin (sauf interruption volontaire par le pratiquant) est lié à la proximité, sans obstacle, du cerveau archaïque et de l'amygdale. Le lien avec l'amygdale, à partir du cortex, et donc de la pensée, intervient dans un deuxième temps, soit pour inhiber une sensation de peur archaïque sans fondement, soit au contraire pour provoquer une peur par interdit, lors du formatage de la pensée. La pratique de l'éveil après kenshô fait précisément appel à cette liaison du cortex – c'est-à-dire de la pensée consciente – et de l'amygdale, jusqu'à ce qu'il ne soit plus nécessaire d'y songer (l'équilibre des perceptions directes et indirectes est obtenu spontanément).

Comme on le constate, en raison de sa dimension sapientiale, un kenshô ne peut pas être inconscient. Et quand il arrive, il devient irréfutable et nul maître zen ne peut le contredire ou le disqualifier sans se contredire ou se disqualifier lui-même, car tout le Zen repose précisément sur cette base. C'est pourquoi l'on dit que le Zen commence avec kenshô.

Mais il ne finit pas avec kenshô. Kenshô n'est que le début d'une pratique éclairée. Hakuin disait (4) : « C'est la première phase de l'inspiration. Il vous est possible de discerner tout d'un coup la source des quatre-vingt-quatre mille doctrines ainsi que leurs infinies significations subtiles. » (5) et poursuit : « [mais] Même si vous avez clairement vu la voie, si votre pouvoir de pénétration n'est pas assez fort, vous serez gêné par les afflictions chroniques et ne serez pas encore libre et indépendant dans les situations agréables ou adverses. » et plus précisément : « C'est comme quelqu'un qui réussit à apercevoir le buffle après l'avoir longtemps cherché. S'il ne le tient pas fermement par le licou, le buffle finira tôt ou tard par s'échapper. Une fois le buffle aperçu, faites du dressage du buffle votre unique préoccupation. Sans cette pratique après l'éveil, beaucoup de gens qui ont vu la réalité ratent la cible. Par conséquent, pour atteindre le connaître de l'égalité, il ne faut pas s'attacher au Connaître du Grand Miroir Parfait. Allez de l'avant, concentrez-vous sur la pratique après l'éveil. »

"Tenir fermement le buffle par le licou" est l'exercice associé au quatrième tableau intitulé : "Attraper le buffle".


Fin de la deuxième partie (À suivre).


(1) Au coeur du Zen, Taïkan Jyoji, Ed. Le courrier du livre.
(2) Expérience zen, Dumè Antoni, Ed. Almora
(3) Dôgen, dans Esprit zen, esprit neuf, Shunryu Suzuki, Ed. du Seuil. 
(4) Dans la forge du maître Hakuin, Albert Low, Ed. Médiaspaul
(5) Les quatre-vingt-quatre mille doctrines sont aussi les phénomènes en nombre infini. Cette compréhension/discernement est l'expression de la plus importante des sagesses du Bouddha : la Compassion Infinie. 

dimanche 13 octobre 2019

Notion d'éveil dans le Zen (1ère partie)

Dans mon billet précédent, j'avais dénoncé certaines opinions erronées à propos de l'éveil sans préciser de quel point de vue je me plaçais. Si, pour les personnes qui me connaissent suffisamment il ne fait aucun doute que je me place du point de vue du Zen, pour les autres – les lecteurs occasionnels –, ça ne tombe pas toujours sous le sens. De fait, face à certaines interrogations légitimes apparues sur les réseaux sociaux notamment, il m'a semblé nécessaire de faire un point sommaire sur l'éveil dans le Zen, ou plus exactement du point de vue du zeniste que je suis, eu égard à ma pratique et à mon expérience dans ce domaine (1).

Sachant qu'il existe cinq formes de Zen, dont toutes ne sont pas bouddhistes (2), il est utile de préciser que le Zen dont il est question dans ce billet est rattaché au Bouddhisme et plus précisément au Saijôjô zen (3). De fait, la notion d'éveil dont il sera question ici devra être distinguée de celle qui a généralement cours dans les religions dites "éternalistes", lesquelles sont considérées comme étant "hors de la voie" du point de vue bouddhique. En clair, la notion d'un Soi éternel, immobile et transcendant, ou d'une conscience de type "océane" ou "universelle" n'est pas reconnue par le Bouddhisme et donc par le Zen. Il est quelquefois fait mention du "Vrai Soi", mais celui-ci doit être rattaché au Non-né ou au Dharmakâya (4), lequel cumule la double qualité de Vacuité et de Sapience. L'éveil consiste donc à réaliser, selon le mode de la Sapience (Prajna), la Vacuité du Dharmakâya. En d'autre terme, dans le Zen, l'éveil est la réalisation du Dharmakâya (ou du Non-né) par lui-même.

Dans le Zen, l'éveil est de nature dynamique. Cela signifie qu'il commence avec une expérience subite, à la fois visionnaire et sapientiale – kenshô (見性), dont le sens littéral est "voir dans sa vraie nature" –, et qu'il se poursuit avec la pratique désormais éclairée par kenshô. En d'autres termes, kenshô est une sorte de lampe qui éclaire le pratiquant sur la voie, jusqu'à la libération finale. Kenshô n'est donc pas une expérience libératrice, au sens strict. Car seule la libération finale (du Samsara) est le but. Or, pas plus qu'une lampe – qui n'est qu'un outil pour éclairer un chemin obscur – ne peut être le but du chemin lui-même, kenshô n'est donc pas le but de la pratique. Mais sauf à errer en aveugle sur le chemin, kenshô est indispensable pour être sûr de ne pas s'égarer.

Le chemin sur la Voie du Zen est généralement représenté par une série de dix tableaux dits "du dressage du buffle". Cette série met en scène un bouvier – qui est un individu ordinaire – en quête de son buffle – qui représente sa vraie nature. Il importe de préciser ici, d'emblée, car cela ne fait pas toujours sens dans l'esprit de certaines personnes, que c'est bien de SON buffle (SA vraie nature) qu'il s'agit et non DU buffle qui serait LA vraie nature commune à tous les êtres sensibles. Autrement dit, chacun, individuellement, possède son propre Dharmakâya ou son propre mode de reconnaissance de sa vraie nature (Prajna). Le Dharmakâya n'est donc pas, comme on le croit souvent, une sorte de Conscience unique, absolue, transcendante et immobile dans laquelle chaque esprit individuel et limité se dissoudrait, en quelque sorte, durant l'expérience de l'éveil. Cet éveil-là n'est pas bouddhique mais éternaliste et ne peut donc pas être associé à l'éveil bouddhique. Ce point doit être bien compris pour éviter toute confusion ultérieure. En d'autres termes, chaque être possède intrinsèquement son propre mode de réalisation, en sorte que l'éveil bouddhique à sa vraie nature ne peut pas être l'éveil d'un autre, et encore moins l'éveil de personne. Dit autrement, quand Siddharta Gautama (le Bouddha historique) s'est éveillé à sa vraie nature, personne d'autre que lui ne l'était. Si l'on ne comprend pas ce point, c'est qu'on n'a pas saisi ce qu'est la Vacuité de l'ego (anatman).

Cela étant précisé (même s'il sera sans doute nécessaire d'y revenir), au début de la quête, le bouvier ignore ce qu'est sa vraie nature (il ignore qui il est vraiment). Il vit donc en quelque sorte séparé du buffle, et ce bien qu'en réalité il le chevauche. Un maître zen disait que le Zen revenait à chercher le buffle sur lequel on est assis. Ça paraît stupide, mais c'est ainsi que nous fonctionnons tous sans exception (ou presque, car il faut toujours supposer une exception qui confirme la règle). Le nombre d'individus capables de reconnaître leur vraie nature d'emblée est très rare, voire inexistant. Quand vous demandez à quelqu'un qui il (ou elle) est, il (ou elle) vous répond : "je m'appelle X, j'ai tel âge...", ou bien encore : "je ne sais pas", ce qui signifie que ce quelqu'un s'identifie à une représentation sociale, physique, sensible... qui est comme une tête qu'on se place sur la tête. C'est cette tête surnuméraire qu'on voit quand on se regarde dans un miroir. Or, la vision de cette tête, ou plus exactement la reconnaissance de cette tête dans le miroir, n'est pas une perception directe. Au niveau sensoriel ou thalamique, la tête, le visage dans le miroir n'est pas encore quelqu'un de particulier. Autrement dit, ce n'est pas une tête, ni un visage, et encore moins la tête ou le visage de quelqu'un (moi). Pour que cette perception soit une tête, ma tête, il faut que je la reconnaisse en tant que telle. Et cela ne peut se faire que par association d'informations secondaires qui ne sont pas innées mais acquises par l'expérience sociale, familiale..., à partir de laquelle je me suis construit (ou l'on m'a construit). Cette association d'informations secondaires se fait au niveau cortical (cortex), après que le signal (la perception du reflet dans le miroir) a dépassé le thalamus pour emprunter la "route du haut". Avant que je me reconnaisse dans le miroir, je ne suis donc personne. J'ai une perception "inconsciente", en ce sens que je ne me reconnais pas en tant que tel (en tant que personne), et ce bien que mes sens soient évidemment alertés de ma présence. Autrement dit, je ne suis pas encore né dans mon propre esprit (ma représentation mentale). Je suis Non-né. Il importe de bien comprendre que cette perception du Non-né est, à ce niveau, inconsciente, ce qui montre que le Non-né ne peut pas être spontané dans la conscience. Quand un bébé – en général avant deux ou trois ans – voit son reflet dans un miroir, il ne se reconnaît pas. Il ne se dit pas "c'est moi". Son ego (ou son "schéma corporel") n'est pas encore construit. Pour autant, le bébé n'est pas éveillé, car il ne se reconnaît pas et ne reconnaît donc pas sa vraie nature. Il est en quelque sorte le buffle errant seul, sans le bouvier. Il faut bien comprendre cela, car ce point fait partie des nombreuses confusions à propos de l'éveil. Or, l'éveil est bien la rencontre du bouvier et de son buffle. C'est quand le buffle et le bouvier ne font qu'un.

Il importe également de bien comprendre ici que la notion de Non-né est bien celle de la vacuité non phénoménale du Dharmakâya. Elle est non phénoménale car le Non-né n'est pas constitué dans la conscience comme un phénomène. Cette vacuité n'est évidemment pas un néant, mais s'exprime au contraire par les formes et sensations qui affectent le cerveau archaïque (thalamus) via les organes des sens ("route du bas") et le font réagir de manière inconsciente. Ces formes ne sont cependant pas nommées (elles sont "non-nées"). La sentence "la forme est le vide et le vide est la forme" prend ici tout son sens. On ne peut pas dire non plus qu'elles soient vues avec les yeux ou entendues avec les oreilles, car ces modalités sensorielles sont définies au niveau cortical, dans les aires cérébrales associées. Quand le maître national Daïto Kokushi fit l'expérience de son satori, il était en zazen et la pluie tombait. Il raconta qu'il entendait la pluie avec ses yeux en même temps qu'il pouvait la voir avec ses oreilles. "Quand vos oreilles peuvent voir les sons, affirmait Hakuin (1686-1769), le réformateur du Zen rinzai, c'est le son d'une seul main. Vous êtes Kannon (5)". C'est le premier stade de l'éveil, quand le moine zen répond correctement à la question (kôan) : "Pouvez-vous entendre le son d'une seule main ?"

Kannon (Avalokiteshvara)

Mais avant que le moine zen ou l'étudiant zen ne réponde correctement à la question du son d'une seule main, il ne réalise pas cette part inconsciente du signal (via la "route du bas") et prend le visage qu'il aperçoit dans le miroir comme étant sa réalité objective ; son unique réalité. Il se reconnaît dans le miroir et il affirme "c'est moi". Cette réalité est bien sûr phénoménale et acquise (par le processus d'identification). Elle est construite par l'interdépendance phénoménale (skandha), ce qui signifie qu'elle est vide de nature propre, impermanente et facteur de souffrance. Elle est vide parce qu'elle n'existe pas par elle-même, impermanente car l'observateur ne garde pas son visage de bébé ou d'adolescent toute sa vie, et facteur de souffrance parce que ce même observateur sait que la vieillesse, la maladie et la mort se trouvent associées à ce phénomène (ce visage). Cependant, cette reconnaissance le rassure, car dans le cas contraire, il serait sans doute effrayé de ne pas se reconnaître (c'est la schizophrénie). Mais bien qu'elle le rassure, elle l'inquiète aussi, parce qu'il voit les rides sur son visage à mesure que les années passent et qu'il se sent fatigué et souffrant. Il sait intimement que ce qu'il voit dans le miroir n'est pas lui et lui apparaît souvent vide de sens. Pourquoi vit-on ? Pourquoi souffre-t-on ? Pourquoi meurt-on ?... Aussi se met-il, quand il sait son incomplétude comme une maladie, en quête de sa vraie nature. Il la suppose immortelle, non sujette à la maladie et à la mort, mais en a-t-il une représentation correcte ? Est-ce que ma vraie nature doit nécessairement être immortelle, permanente, sans souffrance ? N'est-ce pas là la projection de mes désirs de ne plus souffrir ?... Ces questionnement habitent le zeniste (le bouvier) au début de sa quête. Aussi se met-il à la recherche du buffle. La recherche du buffle est le titre du premier tableau de la série des dix. Le zeniste va donc faire zazen, parce qu'on lui a appris que c'est par zazen qu'on s'éveille à sa vraie nature, ou que zazen est l'éveil. Il a du mal à y croire, mais finit par comprendre que ça ne sert à rien de projeter des vues chimériques de sa vraie nature et qu'il faut au contraire cesser de se battre pour du vent. Ce n'est pas encore voir le buffle, pas encore kenshô, mais c'est déjà bien rassurant de lâcher prise. C'est reposant. Et puis, la littérature lui a enseigné que c'est sa nature de Bouddha et non son ego qui le met en chemin. Il est donc en phase avec sa nature de Bouddha. Il marche dans les pas du Bouddha. Il marche dans les empreintes. C'est le titre du deuxième tableau : trouver les empreintes. Souvent, les zenistes ne vont pas plus loin, ne cherchent pas plus loin. C'est bien entendu dommage. Car il suffirait d'un pas de plus pour franchir le troisième tableau qui est "voir le buffle" (voir dans sa vraie nature), qui est kenshô. 

Pour réaliser sa vraie nature – qui jusqu'alors était inconsciente –, il faut que celle-ci s'éveille (ou se révèle) à la conscience. Il faut donc opérer un mouvement de l'attention qui consiste à faire coïncider les deux perceptions, directe et indirecte, par un véritable retournement de l'esprit sur lui-même. Cette coïncidence (ou ce retournement de l'attention) est kenshô. C'est le troisième tableau du dressage du buffle. Son titre est "apparition du buffle". Cette apparition est plus ou moins fugace, mais il suffit d'une fois pour réaliser que la représentation que l'on a de soi-même dans le miroir n'est pas notre seule réalité. Et si l'on n'est pas encore libéré, au sens de l'éveil complet et insurpassable (Anuttara Samyak Sambodhi), qui est satori, on n'est plus abusé par les vues erronées à propos de l'éveil et de sa vraie nature. Il y a la réalité "objective", qui est la vue dualiste, et la réalité de la perception non dualiste qui est en quelque sorte le retournement de l'esprit sur lui-même ou la coïncidence des perceptions directe et indirecte. Ces deux réalités ne s'opposent pas, ne sont pas différentes, mais il ne faut cependant pas les confondre avant d'en avoir fait l'expérience. Car sinon, on prend la maladie pour le remède. 


Fin de la première partie (À suivre)

(1) Cf. Expérience zen, Dumè Antoni, Ed. Almora
(2) Il s'agit du Bompu zen (Zen "chimérique") et du Gedo zen (Zen "hors de la voie"). 
(3) Littéralement "Zen du véhicule suprême".
(4) Littéralement "Corps de Loi". Il s'agit de l'un des Trois Corps (Trikâya) du Bouddha, avec le Sambhogakâya (Corps de Félicité) et le Nirmanakâya (Corps d'Apparition). 
(5) Avalokitshvara (bodhisattva de la Compassion Infinie). Le nom "Kannon" signifie "Qui voit les sons". 

mardi 8 octobre 2019

Confusions à propos de l'éveil

La notion d'éveil s'est, en quelque sorte, démocratisée avec le new-age (1). Quand je dis qu'elle s'est démocratisée, j'entends que l'éveil est devenu quelque chose de très banal, à la portée de tous, et bien entendu sans effort. Ou, pour le dire autrement, l'éveil est considéré comme la chose la plus naturelle qui soit. Au point d'ailleurs que les partisans d'un éveil pour tous considèrent qu'il est anormal de ne pas être éveillé. De fait, l'éveil est devenu en quelque sorte l'équivalent de sa vraie nature ou, pour le dire autrement, de son état ordinaire. C'est cette équivalence abusive qui signe, à mon sens, la plus importante et peut-être la plus grave des confusions. Car l'éveil – qui consiste à réaliser sa vraie nature – doit être distingué de celle-ci. De même, sa vraie nature – qui est sa nature de Bouddha – doit être distinguée de l'état du mental ordinaire, en prise avec l'Ignorance (Samsara). Ce qui implique que l'éveil n'est pas spontané dans la conscience. Car, si tel avait été le cas, tous les êtres sans exception, c'est-à-dire ceux qui, d'après le sutra du Nirvana, ont la nature de Bouddha, seraient naturellement éveillés. Or, force est de constater que ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas, car l'état ordinaire est le Samsara et non le Nirvana ou encore l'équivalence souvent mal comprise du Nirvana et du Samsara.

La confusion la plus fréquente est celle d'associer la conscience à sa vraie nature (ou nature de Bouddha). Or, tous les êtres conscients n'ont évidemment pas réalisé leur vraie nature, et ne sont donc pas éveillés, au sens strict. De fait, il n'y a pas d'équivalence entre la conscience – dont on ne dira jamais assez qu'il s'agit d'un skandha, c'est-à-dire d'un agrégat impermanent, vide de nature propre et facteur de souffrance – et sa nature de Bouddha.

La question qui souvent se pose est la suivante : "Qui s'éveille ?" à quoi les partisans d'un éveil pour tous répondent quasi unanimement qu'il n'y a personne qui s'éveille. Certains vont même plus loin en ajoutant que puisqu'il n'y a personne qui s'éveille, alors il n'y a tout simplement pas d'éveil, pas d'illumination, pas de Nirvana. Tout cela démontre à quel point la confusion règne dans l'esprit de ces gens. Un maître zen sôtô disait à ce propos : "C'est une maladie du Zen (celle de penser que l'on n'est pas malade), dont il est difficile de prendre conscience"(2). Penser que l'on n'est pas malade, c'est "prendre la maladie pour le remède", ainsi que le déploraient les maîtres zen et patriarches du passé quand des moines s'adonnaient au zazen sans esprit d'investigation. L'idée que nous sommes tous naturellement éveillés relèvent de la même maladie (confusion). Et bien évidemment, une telle maladie est incompatible avec le développement de la Compassion en ce que celle-ci serait de fait naturellement sans objet.(3)

Il est faux d'affirmer qu'il n'y a personne qui s'éveille. La confusion à l'origine d'une telle affirmation vient principalement de la mauvaise compréhension de la non substantialité de l'ego ou, pour le dire autrement, de l'absence de soi dans l'ego (anatman). Or, affirmer la vacuité (ou la non substantialité) de l'ego ne signifie pas qu'il n'y a personne à la place de l'ego. Une telle opinion est fondamentalement nihiliste et erronée du point de vue bouddhique. Sa vraie nature est en réalité soi ET non-soi – et transcende donc ces deux états d'être et de non-être –, et non uniquement "sans soi". L'éveil consiste donc à réaliser, en la transcendant, sa double qualité d'être et de non-être. Car si personne ne s'éveillait, alors il n'y aurait en effet pas d'éveil du tout, pas d'illumination, pas de libération (et donc pas de Nirvana). Mais puisqu'il y a bien un éveil dans le Bouddhisme (4), alors on ne peut pas justement soutenir qu'il n'y a personne qui s'éveille, mais bien au contraire que c'est sa vraie nature (ou nature de Bouddha) qui s'éveille à elle-même.

Mais que veut-on dire par "sa vraie nature s'éveille à elle-même" ? Cela signifie que puisque l'ego est non substantiel – ce qui doit être constaté par une expérience zen décisive (kenshô) et non affirmé sans réalisation –, il n'a donc pas plus de réalité qu'un rêve – ou qu'un reflet dans un miroir – et ne peut donc strictement s'éveiller. Mais puisqu'il y a éveil et que ce n'est pas l'ego qui s'éveille, alors c'est bien sa vraie nature de Bouddha qui s'éveille à elle-même. Mais qui dit "s'éveiller" suppose qu'il existe un "avant l'éveil", qui est l'état de l'être ordinaire en prise avec l'Ignorance de sa vraie nature. L'être ordinaire – l'individu – en prise avec l'Ignorance de sa vraie nature ne sait pas qui il est vraiment (il ne reconnaît pas sa vraie nature en lui-même puisqu'il n'a de lui-même qu'une représentation qui est l'ego). Aussi va-t-il à la recherche de sa vraie nature. Se mettre en quête de sa vraie nature n'est donc pas activité de l'ego mais de l'esprit de Bouddha. Il s'ensuit que puisque c'est l'esprit de Bouddha qui se met en quête de sa vraie nature et non l'ego, et que l'esprit de Bouddha est, par nature, sans erreurs (Prajna), sans souillures (Sîla) et sans troubles (Dhyâna), la recherche de sa vraie nature par elle-même ne peut pas être une pratique erronée. C'est donc bien au contraire l'absence d'effort et de détermination pour s'éveiller à sa vraie qui est une pratique erronée.

La question qui se pose alors, puisqu'il y a bien maladie (Samsara), est la suivante : "Qui est malade ?" La réponse est : tous les êtres sensibles, sans exception, qui ne vivent pas en phase avec leur vraie nature – et ce bien qu'ils aient la nature de Bouddha –, c'est-à-dire tous ceux qui, sans exception, n'ont pas fait l'expérience de la vue dans leur vraie nature (kenshô). La deuxième question, qui succède à la précédente, est la suivante : peut-on en guérir ? La réponse est affirmative, sous réserve de déployer les efforts nécessaires (Dhyâna) pour s'éveiller à sa vraie nature. Et en corollaire de ce qui précède on peut ajouter que les "incurables" sont ceux qui, s'estimant éveillés et prenant de fait la maladie pour le remède, ne se mettent pas en quête de leur vraie nature.




(1) Et plus spécifiquement les nouveaux mouvements religieux (NMR)
(2) Sekkei Harada, dans L'essence du Zen, éd. de l'Eveil
(3) Le développement de la Compassion, dans le Bouddhisme, consiste à enseigner le Dharma (Voie ou Doctrine) aux êtres sensibles selon leur mode de compréhension, ce qui suppose que ces êtres sensibles sont naturellement, du fait du karma qui leur est associé, en prise avec l'Ignorance (Samsara) et donc la souffrance (dukkha) qui lui est inhérente.
(4) Rappelons que le sens du mot Bouddha est "éveillé".