Ce billet constitue la suite, la fin et la synthèse de trois billets précédents, qu'on pourra retrouver aux adresses suivantes :
3ème partie : https://voirsavraienature.blogspot.com/2019/10/notion-deveil-dans-le-zen-3eme-partie.html
3ème partie : https://voirsavraienature.blogspot.com/2019/10/notion-deveil-dans-le-zen-3eme-partie.html
2ème partie : https://voirsavraienature.blogspot.com/2019/10/notion-deveil-dans-le-zen-2eme-partie.html
1ère partie : https://voirsavraienature.blogspot.com/2019/10/notion-deveil-dans-le-zen-1ere-partie.html
Si, jusqu'au 7ème tableau inclus du dressage du buffle, on peut considérer que l'évolution sur la Voie se fait graduellement, bien que de façon non linéaire en ce sens qu'il existe un hiatus très net entre le 2ème et le 3ème tableaux ainsi qu'entre le 6ème et le 7ème, les trois derniers tableaux ne sont en réalité qu'un seul et résument en quelque sorte à eux seuls toute la dynamique de l'éveil, à la fois comme pratique et comme résultat de la pratique. Ils représentent ensemble le Tri Kâya, c'est-à-dire le Triple Corps du Bouddha, à la foi créé et incréé, considéré de fait comme un et indivisible autant que morcelable, ne serait-ce qu'à travers la différence marquée entre le Théravada (anciennement appelé "Hinayâna" : "Petit véhicule") et le Mahayâna (Grand véhicule). On peut en effet considérer que le Théravada s'arrête en quelque sorte au 8ème tableau, tandis que le Mahayâna se poursuit jusqu'au 10ème et dernier de la série. Mais, on le comprendra, cette division est artificielle, car fondamentalement, il est impossible d'atteindre le 8ème tableau sans atteindre le 9ème et le 10ème. Je vais tenter ici de montrer pourquoi.Au 8ème tableau intitulé "Le buffle et le Moi oubliés", est associé le Dharmakâya, qui est littéralement le Corps de Loi (Dharma) du Bouddha et aussi le Non-né ou Nirvâna. Au 9ème tableau, intitulé "Retour à la source", est associée le Sambhogakâya, qui est le Corps de félicité du Bouddha (c'est quand le Bouddha se manifeste d'esprit à esprit – dans ses sagesses incréés – au Bodhisattva). Et enfin au 10ème tableau, intitulé "Se rendre au marché avec des mains secourables", est associé le Nirmanakâya, qui est le Corps d'Apparition du Bouddha, lequel est la manifestation "incarnée" des Sagesses dans le monde, et en particulier la Compassion Infinie.
Se rendre au marché avec des mains secourables
Jusqu'au 6ème tableau, on a vu que sa vraie nature – qui constitue l'objectif du bouvier depuis la recherche du buffle (au 1er tableau) – est d'une certaine façon encore "étrangère" au bouvier, et ce bien qu'il l'ait reconnue, maîtrisée et enfin ramenée à la maison. Ce qui signifie que bien que la réalisation de sa vraie nature soit effective – à partir du 3ème tableau, c'est à dire kenshô – il reste encore à l'intégrer, ce qui nécessite une forme d'apprentissage plus ou moins long (1). Cet apprentissage consiste à faire en sorte que le moi (bouvier) et sa nature de Bouddha (buffle) ne fassent qu'un, de telle manière que sa vraie nature disparaisse dans "l'oubli" pour devenir le Moi. Ce Moi, on l'a vu, n'est pas foncièrement différent de l'ego, à ceci près qu'il n'est plus ce "petit moi" n'ayant aucune existence propre, car construit et façonné selon le mode de la pensée dualiste et donc "erronée" (au sens bouddhique). Ainsi, le Moi n'est pas strictement équivalent au petit moi, même s'il n'est pas non plus distinct de celui-ci. Si l'on devait faire une comparaison illustrée, le Moi serait une spirale ascendante en 3D et le petit moi sa projection en 2D sur le plan, c'est-à-dire un cercle (figure ci-dessous). Ainsi, si la progression sur la spirale depuis le bas consiste en réalité à s'élever, en projection 2D sur le cercle la progression paraît revenir à la classe départ. Et quand on dit par exemple qu'avant d'étudier la voie les montagnes sont des montagnes et les plaines des plaines, que pendant qu'on étudie la voie, les montagnes ne sont plus des montagnes et les plaines ne sont plus des plaines, et qu'enfin avec la réalisation de sa vraie nature les montagnes sont à nouveau des montagnes et les plaines à nouveau des plaines, il ne faut pas se tromper de dimension. En réalité, si celui qui a réalisé sa vraie nature voit bien les montagnes et les plaines comme l'homme ordinaire les voit, ce dernier les voit toutefois uniquement avec ses yeux (cercle vision 2D), tandis que celui qui a réalisé sa vraie nature les voit également avec ses oreilles (spirale vision 3D). Il s'agit ici de l'allusion à Kannon (ou Guānyīn en chinois 觀音), dont le nom signifie littéralement "qui voit les sons".
Cela étant précisé, en considérant les choses comme il convient, si le moi et sa vraie nature ne font qu'un – qui est le Moi –, ce dernier est donc vacuité et sapience. Le Moi a donc les qualités du Dharmakâya, lequel est représenté par un cercle vide à l'intérieur : l'ensô.
Ensô
Mais la vacuité n'est pas uniquement spatiale, dans le contexte du Dharmakâya ; elle n'est pas uniquement "vide de ce qui n'est pas elle-même". Elle est aussi (et surtout) "vide d'elle-même", en sorte que l'ensô est autant un cercle qu'un point sans dimension. Le Moi est le point sans dimension, et sa vraie nature – le Dharmakâya – est l'ensô, qui est le cercle. Cependant, si le point n'est autre que le Moi, l'ensô implique, comme on le constate symboliquement, une ouverture vers le monde. Vers la multitude. Le cercle – ou plutôt la circonférence – représente en effet la multitude. On peut aussi considérer le point comme l'univers à l'instant du big bang et le cercle – l'ensô – comme l'univers après le big bang, donc en expansion. Or, l'univers se développe en réalité à l'intérieur de lui-même, car – sauf à supposer des multivers, mais ce n'est pas l'objet ici – il n'y a rien en dehors de l'univers. Le vide, on le comprend, n'est donc pas, au sens strict, le rien ; le néant. Et si l'univers se développe en lui-même, alors la multitude représentée par la circonférence de l'ensô et soi-même – Moi en tant que point sans dimension – ne sont qu'un. Ainsi, en réalisant le Dharmakâya, qui est le 8ème tableau, on réalise ce qu'est la Vacuité, la Compassion et l'Omniscience du Bouddha. En d'autres termes, l'expérience de voir dans sa vraie nature, qui est Nirvâna, n'est pas limitée à la Vacuité du Moi, mais s'ouvre également à l'existence manifestée et intègre donc "l'autre" comme n'étant pas différent de moi-même.
De fait, réaliser le Dharmakâya revient à inspirer son action de l'esprit de Bouddha, en sorte que son action, quelle qu'elle soit, n'est autre qu'action juste, réalisée selon le mode de l'esprit de Bouddha, qui est volonté et détermination. Une volonté et détermination qui s'exprime d'abord en "pensée d'avant la pensée", dans le Sambhogakâya (Corps de félicité, 9ème tableau du dressage du buffle). Seul le Bodhisattva – éveillé à sa vraie nature – en saisit la saveur (le sens) lors de la transmission d'esprit à esprit. Car cette pensée juste et cette parole juste sont encore "incréés". Elles ne sont pas encore dans la manifestation. Pour qu'elles le soient effectivement, elles doivent apparaître dans le Nirmanakâya (Corps d'Apparition du Bouddha, 10ème tableau du dressage du buffle), selon ce qu'Hakuin, dans ses Quatre Portes du Connaître de l'Esprit Éveillé", nomme : "le principe de différenciation des éveillés". Ce principe de différenciation est essentiel, car il permet d'avoir une parole juste adaptée aux caractéristiques des êtres auxquels le Nirmanakâya – le Bouddha "incarné" – s'adresse.
Voilà donc – exprimé d'une manière un peu rapide et synthétique – en quoi les trois derniers tableaux du dressage du buffle expriment les principaux véhicules du Bouddhisme, c'est-à-dire les fondements doctrinaux du Zen. Pour finir, disons simplement que si le Dharmakâya s'exprime dans l'aphorisme "La forme est le vide" et le Sambhogakâya dans l'aphorisme "Le vide est la forme", le Nirmanakâya exprime quant à lui "Le vide est le vide et la forme est la forme". C'est-à-dire quand les montagnes sont à nouveau des montagnes et les plaines à nouveau des plaines.
(1) Ce qui dépend du karma de chacun.