samedi 28 décembre 2019

Comprendre la Vacuité dans le Zen (1ère partie)

Les explications relatives à la notion de Vacuité, dans le Zen, ne manquent pas. Cependant, aucune d'entre elles ne permet d'en épuiser le sens, quand elle ne s'en éloigne pas, faute d'une compréhension correcte. Je souhaite donc ici aborder la question un peu différemment, en me servant d'un schéma (voir ci-dessous) basé sur les connaissances actuelles en neurobiologie et bien sûr sur ma propre expérience zen(1)

Le schéma proposé ci-dessous représente un cerveau humain de façon très sommaire. Pourquoi un cerveau ? Simplement parce que le cerveau est l'organe(2) associé à la Prajna (Sapience) et que la Prajna est le mode de reconnaissance de sa vraie nature(3). Dans le Bouddhisme – et donc dans le Zen – Prajna est également la première des trois Disciplines (avec Sîla et Dhyâna) de l'Octuple Sentier(4) et se décline en trois pas : 1) la Compréhension Juste, 2) la Pensée Juste et 3) la Parole Juste. Ce qui signifie que la reconnaissance de sa vraie nature (kenshô et/ou satori) est nécessairement sapientiale.

Le cerveau – tel qu'il nous intéresse – se découpe en deux structures fonctionnelles (représentées schématiquement ici par deux ovales emboîtés) : le thalamus et le cortex. J'ai complété ce schéma de l'amygdale – située à la frontière du thalamus et du cortex – qui est la glande des émotions. L'amygdale reçoit directement des signaux du thalamus et/ou du cortex et affecte notre humeur en conséquence. 


On suppose ici – pour simplifier l'exposé – qu'un seul signal affecte l'un des organes des sens. Il longe la "route du bas" pour atteindre le thalamus, et on admettra que ledit signal est sonore. Il existe bien sûr en réalité une multitude de signaux – émis depuis le "monde extérieur" – qui affectent l'ensemble des organes sensoriels et atteignent le thalamus, mais seulement quelques-uns d'entre eux seront retenus ou remarqués, parce qu'ils présentent des caractéristiques particulières qui vont attirer notre attention. La "route du bas" est le faisceau de neurones qui relie les organes des sens(5) au thalamus. Il s'agit d'une voie directe et rapide. Au stade du thalamus, le signal n'est pas interprété ; il est seulement perçu. C'est une perception directe, sensorielle et inconsciente, c'est-à-dire sans reconnaissance objective. 

Ledit signal sonore va donc longer la route du bas pour atteindre le thalamus qu'il va traverser (sans l'affecter particulièrement), puis va poursuivre son chemin le long du tissu de neurones qui compose le cortex. Ce tissus neuronal est long – car composé de multiples liaisons (représentées ici par des flèches à double sens ou à sens unique) – et est appelé "route du haut". Le trajet du signal, le long de la "route du haut", est donc plus lent que celui de la "route du bas", qui lui est direct (sans liaisons). 

La "route du haut" passe par une sorte de "carte mémoire" faite d'aires corticales semblables à des cases (représentées sur le schéma par des classeurs). Le signal sonore va donc cheminer – via la route du haut – à travers ces cases où il sera analysé – comparé à une sorte de "modèle standard" – puis reconnu (ou non) parce qu'il correspond (ou pas) à des données mémorielles acquises durant les différents apprentissages, les conditionnements éducatifs et autres "expériences formatrices"... Et c'est donc parce que le signal sonore va traverser cette carte mémoire que le cortex va le reconnaître (ou pas, si le signal sonore ne correspond à rien de connu). Ainsi – dans ce cas précis – l'homme va comprendre qu'il s'agit d'un son de clochette, et la pensée "j'entends une clochette" va s'élever dans sa conscience. C'est pourquoi, au niveau cortical, la perception est dite "indirecte et consciente". 

La phrase "j'entends une clochette" est associée à la pensée de reconnaissance (de l'objet et du son) en ce sens qu'il n'y a pas de pensée sans mot (ou sans parole). Cette pensée consciente est représentée ici par un petit nuage, car la pensée n'est pas contenue dans le cerveau ; elle est émise – dans la conscience – en tant que représentation de l'objet émettant un son. Ainsi, le son comme l'objet acquièrent un sens objectif. 

Au sens strict, ce n'est pas la clochette qui est entendue, mais un signal qui a été reconnu, au niveau cortical, comme étant un son émis par une clochette. Ce qui signifie que l'on associe une perception indirecte – secondaire aux données mémorielles qui ont concouru à l'identification d'un objet – à la réalité objective. 

On admet que le son de clochette n'est a priori ni agréable ni désagréable. Mais si l'individu qui le perçoit associe par exemple à ce son une expérience traumatisante, alors le simple fait d'entendre à nouveau le son de clochette va réveiller la mémoire de cette expérience et provoquer, depuis le cortex, une émotion angoissante. Le contraire est vrai si l'individu associe à ce son une expérience agréable. Cette émotion est issue du cortex (car associée à une expérience connue) et va inhiber la première émotion – venue du thalamus – qui, dans l'exemple, n'est a priori ni agréable ni désagréable. 

Ce que j'essaie de montrer, à partir de ce schéma et des explications que j'ai données, c'est que la phrase "j'entends une clochette" – ainsi que l'émotion associée – est vide de contenu. Ce qui est réellement perçu n'est ni un son ni un objet, ni agréable ni désagréable. Ou plus exactement, dans la perception directe, le son, l'émotion et la clochette sont en trop. Dit autrement, le son, l'émotion et la clochette sont des objets "surnuméraires" – des phénomènes – en ce qu'ils se surajoutent à la réalité. Et par extension, il en va bien évidemment de même pour tout ce qui est représentation d'un ego, d'un "moi" ou d'un "soi", lequel n'est qu'une entité surnuméraire ajoutée à la réalité ; un "dédoublement" de personnalité, en quelque sorte. Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous nous le représentons à partir de données mémorielles et sensorielles. 

Bien entendu, cela ne signifie pas que tout ce qui est perçu est irréel. Le signal parvenu au thalamus est bien réel. De fait, on ne peut pas vraiment dire d'une chose (phénomène) qu'elle est, mais on ne peut pas non plus affirmer strictement le contraire. Un kôan dit : "si vous appelez cela un bâton, vous aurez trente coups ; si vous ne l'appelez pas un bâton, vous aurez trente coups". On comprend bien là que la réalité se situe à "mi-chemin" (c'est la "voie du milieu") entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dit autrement, la réalité se situe au-delà de l'être et du non-être. 

Mais que signifie "la réalité se situe au-delà de l'être et du non-être" ? C'est ce que je me propose de traiter dans un prochain article à travers le kôan : "Si toutes choses retournent à l'Un, à quoi l'Un retourne-t-il ?". 


À suivre.



(1) Expérience zen, Dumè Antoni. Ed. Almora
(2) Précisons que dans cet article un organe est défini par sa fonction et seulement par sa fonction. 
(3) C'est-à-dire sa nature de Bouddha.
(4) L'Octuple Sentier est la Quatrième Noble Vérité du Sentier qui mène à l'Extinction de la Souffrance (Nirvâna). 
(5) Auquel il convient d'ajouter les sensations – telles que la douleur, par exemple – qui nous parviennent du corps humain via les nerfs et la colonne vertébrale. 







dimanche 22 décembre 2019

Etat ordinaire vs Etat naturel

Certains maîtres zen modernes louent l'esprit ordinaire et méprisent tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une véritable expérience zen. C'est comme si des aveugles de naissance louaient leur aveuglement – au prétexte que ce serait là leur état ordinaire – et méprisaient la vue. On comprend le ridicule de la situation. Si encore ces maîtres zen se contentaient d'appliquer à eux-mêmes et à eux seuls cette méprise, ce serait un moindre mal. Mais ils l'enseignent aux autres, leurs "disciples", les égarant par la même occasion. On imagine l'impact karmique défavorable d'une telle action.

La plus grande erreur qui règne actuellement dans le Zen est celle de confondre état ordinaire et état naturel. Il est ordinaire de vivre en samsara et de s'illusionner sur sa propre réalisation – car c'est là le fait de l'Ignorance, fondement même du samsara – et il est naturel de réaliser sa vraie nature (de Bouddha) à partir de la coïncidence de l'esprit observant et de l'esprit observé (c'est ce qu'on appelle : "chevaucher le buffle"). L'état naturel est l'état de Bouddha. L'état ordinaire est l'état d'ignorance propre au samsara. Il est très facile de les confondre, quand on est ignorant de sa nature de Bouddha. Ce n'est pas parce qu'on coupe du bois et qu'on lave son bol qu'on vit dans l'état naturel. Ce n'est pas parce qu'on fait zazen qu'on vit dans l'état naturel. Ceci n'est pas le Dhyâna du Bouddha.


Il est préférable de s'illusionner sur la nature d'une expérience, en confondant un makyô avec une véritable expérience zen, que de vivre dans l'ordinaire sans rien chercher pour que les choses évoluent vers la Libération. Car il n'est pas naturel de ne pas chercher à s'éveiller à sa vraie nature ; ce sont les gens ordinaires qui ne cherchent pas à s'éveiller, préférant s'en tenir à la satisfaction de la pensée quiète, ne s'agitant que pour améliorer leur samsara quotidien. Il est préférable de risquer de trouver la voie en s'égarant mille vies que de rester sur place indéfiniment en se prenant pour un Bouddha. L'homme vrai sans situation est autant celui qui est en route sans quitter sa maison que celui qui quitte sa maison sans être en route. L'homme qui confond son état ordinaire avec son état naturel n'est ni en route, ni dans sa maison. Il n'est pas seulement égaré ; il est incurable.




lundi 16 décembre 2019

La Parole Juste

La Parole Juste est le Troisième Pas de l'Octuple Sentier. Il fait partie de la Discipline de Prajna et se situe donc après le Compréhension Juste et la Pensée Juste.

Qu'est-ce que la Parole Juste ? Pour beaucoup, il s'agit d'une parole douce à entendre, qui ne blesse pas, qui ne génère aucun trouble d'aucune sorte. En gros et pour le dire simplement : une parole de bisounours.

Mais voyons d'abord ce qu'en disent les textes. Dans l'Anguttara Nikâya, la Parole Juste consiste à éviter de mentir, ce qui signifie, en clair : dire la vérité. La Parole Juste n'est pas médisante. Il ne s'agit donc pas de créer des conflits par médisance, en rapportant des informations non vérifiées ou fausses. Il s'agit aussi de ne pas user de paroles grossières, pénibles à entendre, blessantes. Ce qui signifie qu'aucune injure ne doit être prononcée, y compris envers les personnes qui nous ont blessés. Il s'agit également d'éviter des mots inutiles, inappropriés, qui ne soient pas nécessaires. En définitive, la Parole Juste consiste, selon les textes, à s'abstenir de mensonges, de racontars, de paroles dures et de paroles vaines, et bien évidemment de détester l'usage d'une mauvaise pratique de la parole qui consisterait à dire ce qu'il convient d'éviter.

Comme on peut le voir, la parole juste, selon les textes, est surtout éthique (Sîla) et nécessite un effort d'éviter, qui est propre à l'Effort Juste, sixième pas de l'Octuple Sentier (Dhyâna). Cela étant, quand il s'agit de dire la vérité (c'est-à-dire le contraire du mensonge) et quand cette vérité est blessante à entendre pour les personnes qui se conduisent en trompeurs ou qui colportent des informations erronées susceptibles de dévoyer l'enseignement du Bouddha, il faut, comme ont dit : "aux grands maux, les grands remèdes". Le Zen regorge d'histoires d'admonestations, d'injonctions rudes, parfois violentes.

Mais quoi qu'il en soit, les textes, on le comprend bien, disent ce que ne doit pas être la Parole Juste et non ce qu'elle est vraiment. Et comme on le sait, le Zen se place au-dessus des écritures, et donc des textes. Non pas parce qu'il les méprise, mais parce qu'il sait que lire les textes sans la Compréhension Juste, qui est le Premier Pas de l'Octuple Sentier – c'est-à-dire la Vue Juste survenue lors d'une expérience zen décisive (kenshô) –, cela revient à se comporter comme un daltonien qui lirait les mots "vert" et "rouge", qui saurait qu'il s'agit de couleurs distinctes, mais qui serait incapable de les voir et donc de les distinguer en situation. Or, kenshô est bien le discernement de la Vue Juste ; l'œil du Bouddha qui voit les choses selon le mode de Prajna, c'est-à-dire la Sapience. De l'expérience de voir dans sa vraie nature, qui est – en plus d'une expérience visionnaire – une expérience sapientiale, s'élève la Pensée Juste, qui est la Pensée "Une", laquelle embrasse les 84 000 doctrines (Dharma), et qui s'exprime donc en une seule parole qui est la Parole Juste par essence. Cette Parole n'est audible et compréhensible que par les Sages, mais chacun l'entend à sa manière, selon son propre karma et donc sa propre compréhension. Et si cette Parole Juste vient troubler le monde illusoire de l'ego et des pièges de l'ego, quitte à l'ébranler en profondeur, eh bien, même si elle n'est pas douce ou agréable à entendre, c'est quand même la Parole Juste.

vendredi 13 décembre 2019

"À toi" de Kodo Sawaki

Kodo Sawaki était un maître zen de l'école sôtô, né en 1880 et mort en 1965. Il est considéré, par certains adeptes de cette école du Zen, principalement en France, comme un très grand maître zen, sinon le plus grand du XXème siècle. Son livre – À toi, paru en français aux éditions l'Originel en 2019 – m'a été offert par l'éditeur. En réalité, Sawaki n'a pas écrit ce livre. Il est le résultat d'une compilation d'entretiens – ou d'enseignements que dispensa le maître – réalisée par ses disciples. Le titre : "À toi ", indique clairement que Sawaki s'adresse au particulier lambda qui se reconnaîtra dans la liste des chapitres qui ponctuent l'ouvrage.


Par manque de chance – ou par bonheur, selon le point de vue duquel on se place – je ne me suis retrouvé dans aucun de ces chapitres. Mais bien évidemment, je ne suis pas représentatif de la population et on peut légitimement supposer que les personnes à qui s'adresse le maître étaient légion de son vivant et le sont peut-être encore.

Dans la 4ème de couverture, on trouve la phrase suivante, attribuée à Shunryu Suzuki, dans son livre Esprit zen, esprit neuf : « Kodo Sawaki fait partie des six personnes au Japon qui ont vraiment compris le zen ». Outre que je ne me souviens pas avoir lu cette phrase dans le livre cité – mais je ne l'ai peut-être pas remarquée – je trouve que la formulation est pour le moins bizarre. Pourquoi, parmi tous les pratiquants du Zen au Japon du vivant de Suzuki (1904-1971), seulement six étaient capables de vraiment comprendre le Zen ? Comment ces pratiquants ont-ils été comptabilisés (sur quelles bases, quels critères, quelles méthodes...) ? Cela me paraît invraisemblable. Mais quoi qu'il en soit, ce n'est pas le point du livre que je souhaite soulever ici, car une 4ème de couverture n'est jamais qu'une stratégie éditoriale pour toucher un maximum de lecteurs, quitte à faire une petite entorse à la vérité.

Pourquoi un tel ouvrage ? Mon idée est que les disciples de Sawaki, en réalisant cette compilation d'entretiens (ou d'enseignements), ont semble-t-il voulu reproduire le principe du livre "Esprit zen, esprit neuf" de Shunryu Suzuki, qui était aussi une compilation d'entretiens et d'enseignements du maître à ses disciples. Mais si l'ouvrage de Suzuki est vraiment excellent, ce n'est hélas pas le cas – de mon point de vue en tout cas – de celui de Kodo Sawaki.

Cette compilation m'apparaît comme un ramassis de railleries sans intérêt. Parfois drôle, parfois grossier, Sawaki paraît se complaire à dénigrer certains comportements de ses semblables, tellement excessifs qu'ils confinent à la caricature. Car les cas envisagés sont pour le moins surprenants. En effet, Sawaki interpelle personnellement : celui qui ne peut s'empêcher de se soucier de la façon dont les autres le voient ; celui qui pense qu'il faut toujours être "dans le coup" ; celui qui s'épuise à se battre avec son conjoint ; celui qui croit que le premier ministre est vraiment quelqu'un de spécial ; celui qui aimerait faire mordre la poussière à ses rivaux ; celui qui sanglote parce que quelqu'un lui a marché sur les pieds ; celui qui se dit que son état d'esprit s'améliore grâce à zazen ; celui qui exhibe son satori ; celui qui se plaint qu'il n'a pas tout le temps ; celui qui aime les histoires de fantômes... j'en passe et des meilleures, comme on dit, tant les cas tournent finalement autour du comportement de beauf, c'est-à-dire d'homme peu cultivé et vulgaire.

Comme bon nombre de pratiquants de cette école du Zen, Sawaki s'évertue à dénigrer toute velléité de réaliser sa vraie nature. Il part du principe que tous les êtres ont la nature de Bouddha – ce qui est vrai – et en conséquence de quoi, il estime qu'il n'est pas besoin de devenir un Bouddha, ce qui est absurde. Alors, qu'on se comprenne bien : on ne devient pas un Bouddha, mais on perd son statut d'ignorant en réalisant sa vraie nature. Or, sans cette réalisation, on est bien un ignorant, et si tel n'était pas le cas, le livre de Sawaki, ses admonestations récurrentes, seraient totalement dépourvus de sens.

Dans le chapitre "À toi qui exhibes ton satori", il précise : "Quand un homme ordinaire a le satori, on l'appelle un démon zen. C'est parce qu'il pense qu'il est quelqu'un de spécial". Je ne sais pas où Sawaki est allé cherché ce cas, mais si quelqu'un – homme ordinaire ou pas, qu'est-ce que ça change ? – a un satori, on se demande bien pourquoi il chercherait à l'exhiber. Le satori est l'éveil parfait et insurpassable. Les personnes – extrêmement rares – qui ont satori ne cherchent ni à l'exhiber ni à le nier. Le plus souvent ils enseignent et chacun, en fonction de son propre karma, prend ce qu'il peut. Sawaki a l'air de dire que le satori est une illusion. Si l'on peut bien comprendre que l'on puisse s'illusionner à propos d'une expérience zen, en particulier quand elle n'est pas sapientiale, s'en prendre au satori et non à l'illusion du satori revient à rendre responsable le soleil des ombres provoquées par les obstacles à la lumière. Sawaki affirme que la pratique est satori. C'est vrai à la condition indispensable d'avoir une pratique éclairée par une véritable expérience zen (kenshô). Faute de quoi, on prend la maladie pour le remède ou, ainsi que le disent les dzogchenpa (1) : "on fait tomber la vue dans la pratique".

Ce livre est donc, de mon point de vue, un ouvrage sans grand intérêt. Sawaki, contrairement à Shunryu Suzuki, ne m'a pas du tout convaincu, car il ne joue certainement pas dans la même cour. J'ajoute que s'il faisait réellement partie des six personnes au Japon qui comprenaient vraiment le Zen, il n'est pas regrettable qu'il y en ait eu si peu. Car cette sorte de Zen – si mal présentée et représentée – est à mettre aux oubliettes, et vite.



(1) Pratiquants du Dzogchen.

mercredi 11 décembre 2019

Le karma

Voici l'intégral d'un chapitre de mon livre "Expérience zen" (paru aux éditions Almora), relatif au karma.
Remarque : les notes de bas de page, présentes sur le livre, ne sont pas reportées ici.

La notion de karma est régulièrement assimilée à une loi de relation de cause à effet. La traduction littérale de karma est « action ».
Une action suggère une forme de déséquilibre, si elle n’est pas compensée par une réaction suffisante.
Le samsara est l’expression d’un déséquilibre généré par un karma dit « négatif », non compensé par une réaction appelée « action juste ». La « ronde des renaissances », ainsi que l’on nomme le samsara, implique un mouvement cyclique insatisfaisant. Or, l’insatisfaction est, dans le contexte de la Première Noble Vérité, l’équivalent de la souffrance. Sortir du samsara et mettre ainsi un terme à la souffrance est donc le sens premier de l’action juste.
L’action juste est le quatrième pas de l’Octuple Sentier et est une branche de Sîlâ (moralité) . L’action juste suppose une « loi de rétribution des actes », car dans le cas contraire, il n’y aurait aucun intérêt à corriger une action puisque toute action serait juste par nature. Or, si toute action était juste par nature, nous serions naturellement libérés du samsara, quoi que nous fassions. Le samsara dans lequel nous baignons à chaque instant nous prouve le contraire. Le Bouddha, dans la Quatrième Noble Vérité, invite à une éthique de l’action, sans quoi, la libération du samsara est impossible.
Le principe de causalité est généralement associé au déterminisme. Le karma est donc supposé s’accomplir dans le cadre d’une loi déterministe. Or, la Deuxième Noble Vérité affirme que l’ignorance (de sa vraie nature) est la cause fondamentale (ou l’origine) du samsara  en ce qu’elle génère une dualité sujet/objet. Or il est impossible de connaître le commencement de l’ignorance  puisque, dans le cas contraire, cela reviendrait à considérer celle-ci non pas comme la cause principielle (du samsara) mais comme la conséquence d’une cause antérieure inconnaissable, ce qu’elle n’est pas. Du reste, le Bouddha affirme : « Inconcevable est le commencement de cette errance (samsara) ; on ne peut découvrir un premier commencement des êtres qui, pris au piège du désir, se ruent et se pressent dans la ronde de renaissances » .
Les religions monothéistes considèrent Dieu comme étant la cause première (principielle) et inconnaissable  de l’univers. Étant cause première, l’ignorance – et donc le samsara – dériverait donc de Dieu, ce qui n’est pas concevable pour les qualités intrinsèques de Dieu, selon les croyants. Le Bouddhisme réfute une telle « condition à l’origine ». De fait, pour le Bouddhisme, le karma n’est pas rigoureusement déterministe . Ce qui ne signifie pas que les choses arrivent par hasard, mais que l’ignorance est une dimension du samsara comme le temps est une dimension de l’univers. Et de la même façon qu’il n’y a aucun sens à se demander ce qu’il y avait chronologiquement avant la création de l’univers, il n’y a aucun sens à se demander quelle cause principielle « précède » l’ignorance.
Au sens strict, une loi déterministe est nécessairement dualiste, car elle suppose une cause distincte de l’effet, et donc l’ignorance distincte du samsara. Elle suppose donc qu’il suffirait de retirer l’ignorance du samsara pour que celui-ci disparaisse par la même occasion. Mais fondamentalement, il est impossible de supprimer l’ignorance du samsara, car il faudrait pour cela supprimer la cause de l’ignorance. Or il n’y a pas de cause à l’ignorance. De fait, le samsara et l’ignorance sont les deux faces d’une même pièce.
Il n’est donc pas possible de mettre un terme au samsara dans une approche dualiste et déterministe de l’action juste et donc du karma.
La notion de rétribution des actes doit être comprise dans une approche non dualiste. En d’autres termes, les êtres venant au monde ne sont pas distincts de leur karma. Ce qui signifie que les êtres ne sont pas seulement le résultat de leur karma mais aussi à l’origine de celui-ci. Ou pour le dire simplement : on récolte ce qu’on sème.
Ce point me paraît fondamental, car il explique la loi de rétribution des actes. En effet, dans le cadre d’une telle loi, il n’y aurait aucun sens à ce que l’on récolte les fruits d’actions dont nous ne serions pas les auteurs. Et de ce point de vue Bodhidharma a raison de mettre l’accent sur l’importance d’« accepter la haine comme rétribution » .
De fait, puisque nous sommes les auteurs des actes qui nous conduisent là où nous sommes, cela suppose que nous étions actifs avant même de venir au monde. Cela implique donc qu’il existe une sorte de « continuum » d’actions dans lequel il n’y a pas d’ego qui transmigre, mais à l’intérieur duquel la notion d’ego s’élève et disparaît de façon cyclique. La représentation la plus simple pour comprendre la notion de continuum est celle de vagues qui s’élèvent à la surface de l’océan selon un mouvement rotationnel (l’ego s’élève et disparaît dans un mouvement circulaire ou cyclique) ; le déplacement des vagues n’étant qu’apparent (il n’y a pas d’ego qui transmigre) :


La notion d’ego s’élève dans le continuum par ignorance de sa vraie nature et non à cause des actes eux-mêmes. Car les actes ne sauraient être la cause de l’ignorance. De ce point de vue, la doctrine taoïste du « non-agir » ne s’applique pas au Zen. Il n’y a donc pas lieu de supposer qu’une action, quelle qu’elle soit, puisse avoir le moindre impact sur l’ignorance de sa vraie nature. En conséquence de quoi, l’action juste – au sens de l’Octuple Sentier – n’est pas une bonne action au sens karmique du terme. C’est pourquoi Bodhidharma dit à l’empereur Wu que les bonnes actions de ce dernier, quelles qu’elles fussent, ne créeraient jamais les conditions du Nirvâna (1) .
Lors d’un sanzen, Mumon Yamada dit à Taïkan Jyoji que « le karma est quelque chose qui nous concerne en propre et qui ne peut être partagé » . Ce qui implique qu’on ne peut se connaître soi-même si l’on ne connaît pas son propre karma. Le fait que je sois un homme et non une femme, par exemple, n’est pas significatif, car je partage avec près de la moitié de la population mondiale cette caractéristique. Pareil avec le fait que je sois riche ou pauvre, petit ou grand, en bonne santé ou malade...
Le karma est différent du destin. Car on peut partager à plusieurs le même destin. Il n’y a donc pas de karma « collectif », au sens strict.
Un kôan dit  : « La neige tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste place ». La « juste place » est très précisément le karma du flocon. En dehors de sa taille ou de sa forme, rien ne distingue a priori un flocon d’un autre flocon. Ce qui est sûr, c’est qu’il peut exister plusieurs flocons de la même taille ou de la même forme, mais aucun autre flocon ne peut tomber là où à un instant donné (on dit « ici et maintenant ») tombe un flocon particulier.
Où que nous nous trouvions, à cet instant précis ou à un autre moment, ici ou ailleurs, est notre propre karma. À chaque instant, nous occupons une place particulière que rien d’autre ne peut occuper. Ceci est notre karma.
Si l’on comprend bien ce point, on comprend que le flocon n’a pas le choix de tomber où bon lui semblerait. Le flocon et l’endroit où il tombe sont liés. Ce qui signifie que ce flocon n’existe pas ailleurs qu’en cet endroit.
L’on pourrait penser que le flocon n’a aucune liberté, parce qu’il ne peut pas tomber ailleurs que là où il tombe, mais ce serait une mauvaise compréhension. Le flocon est là où il tombe ; il n’est pas ailleurs. Il n’y a pas à supposer qu’il puisse tomber ailleurs car supposer qu’il puisse tomber ailleurs revient à nier le flocon. Bien sûr, il existe des flocons qui tombent ailleurs, mais ce n’est pas le même flocon.
L’action juste est donc de se conformer à ce que l’on est, c’est-à-dire là où l’on est, en cet instant précis, parce que nous n’existons pas ailleurs. Nous pouvons bien sûr, à chaque instant, choisir de changer d’endroit, parce que tel lieu ou tel autre lieu ne nous semblent pas confortables, mais cela ne change rien au fait que quel que soit l’endroit où nous sommes, c’est exactement l’endroit où tombe le flocon. Il n’y a aucun déterminisme dans cette situation. L’endroit où nous sommes peut en effet être la conséquence d’un concours de circonstances dont il est impossible de connaître la cause première.
Fondamentalement, il n’y a pas d’ego, pas de soi, pas d’atman. Il pourrait y avoir une permutation d’ego que ça ne changerait rien à la situation dans laquelle nous sommes. En d’autres termes, l’action juste est bien celle d’être exactement là où nous sommes, et de réaliser qu’il n’y a pas d’ego, de soi ou d’atman à cette place précise.
Quand un moine demanda à Joshu : « pourquoi le chien n’a pas la nature de Bouddha ? » Joshu répondit : « c’est à cause de son mauvais karma » . Si l’on examine ce kôan sous un angle dualiste et donc déterministe, on pense que le chien a commis quelques fautes dans une « vie antérieure » qui l’empêchent d’avoir la nature de Bouddha. Mais le Bouddha affirme que tous les êtres ont la nature de Bouddha, qu’ils aient ou non commis des « mauvaises » actions. L’approche dualiste n’est donc pas en mesure de comprendre le sens de la réponse de Joshu.
Tant qu’il existe l’idée d’un soi, d’un ego ou d’un atman, le chien de Joshu a un « mauvais karma » ; le flocon tombe au mauvais endroit ; nous n’aimons pas la vie que nous menons en pensant qu’elle pourrait être meilleure, etc. Cela veut dire que le chien n’est pas exactement là où il se trouve, un peu comme une image décalée, mal superposée ; une image surnuméraire, en quelque sorte.
Mais dans les faits le chien ignore totalement la problématique du moine quand ce dernier interroge Joshu. Le chien est le chien et s’il est exactement à sa place comme chaque flocon tombe à sa juste place, le chien a la nature de Bouddha. Mais si le chien n’est pas le chien, alors il y a un chien de trop, et ce dernier n’a pas la nature de Bouddha puisqu’il n’existe tout simplement pas.

(1) « Lorsqu'en Chine, l'empereur Wu des Liang lui [Bodhidharma] demande combien de mérites il a engrangés par la construction des monastères et par la copie des soutras, Bodhidharma répond : « Aucun mérite ». L'empereur : « Quels sont les vrais mérites ? » Bodhidharma : «  La sagesse pure est merveilleuse et parfaite, son essence est vide et paisible. De tels mérites, on ne peut pas les acquérir par des méthodes mondaines. »




vendredi 6 décembre 2019

Vacuité non phénoménale (extrait conférence du 05/12/19 à Locu Teatrale)

La conférence qui s'est déroulée le jeudi 05 décembre 2019 dans la salle de Locu Teatrale à Ajaccio était intitulée "Sa vraie nature dans la Zen".

Pour en parler j'affirme ce qu'elle est :

1) Non phénoménale, c'est à dire non-née, non créée, non formée et donc équivalente au Nirvâna ou au Dharmakâya (Corps de Loi).
2) Éveillée, dans sa volonté à se reconnaître,
3) Sapientiale, c'est-à-dire qu'elle possède son propre mode de reconnaissance (Prajna = Sapience)
4) Vacuité non phénoménale (voir vidéo ci-après), à ne pas confondre avec la vacuité phénoménale, c'est-à-dire l'interdépendance des phénomène composés.
5) Dynamique, dans le développement de la détermination (effort juste) qui est l'acte (action juste) de la volonté (c'est-à-dire de sa nature de Bouddha)
6) Libre d'erreur, de souillure et de trouble : c'est la Prajna, le Sîla et le Dhyâna de sa vraie nature dans le Jeu simultané de la Triple Discipline.
7) Affirmative, car la négation n'existe que dans la construction mentale (corticale) et donc dans la dualité sujet/objet (Samsara)
8) Équivalente à l'esprit ordinaire, c'est-à-dire équivalence Nirvâna/Samsara, qui est manifeste dans la réalisation de sa vraie nature.

Et ce qu'elle n'est pas :

1) L'ignorance
2) Les karmas perturbateurs
3) Tous les phénomènes composés de skandha (forme corporelle, sensations, perceptions, formations mentales et consciences).
4) Souffrance (maladie, vieillesse et mort)
5) Renaissance




mardi 3 décembre 2019

La Première Noble Vérité (Vacuité vs Néant).

La notion de Vacuité (Sûnyatâ en sankrit) joue un rôle central dans le Bouddhisme. Pour faire simple, elle exprime que les phénomènes sont vides de nature propre. Ceux-ci sont en effet composés d'agrégats (skandha en sanskrit), au nombre de cinq : forme corporelle, sensation, perception, formation mentale et conscience, en sorte que rien n'existe par soi-même en dehors des agrégats constitutifs de l'ego (l'ego est un phénomène identifié par sa différence avec tout ce qui lui est "étranger"). Les agrégats sont également vides de nature propre, car ils ne sont pas l'équivalent d'une "brique fondamentale" (qui n'a du reste aucune réalité physique) ; ils sont donc soumis à "l'interdépendance phénoménale" qui est l'expression consacrée de Sûnyatâ. Ils sont également impermanents et facteurs de souffrance en ce qu'ils sont fabriqués dans et par le mental comme des réalités, alors qu'ils sont fondamentalement semblables à des rêves ou des fantasmagories.

En général, quand on parle de réalisation de la Vacuité, dans le Bouddhisme, on veut dire qu'on réalise que "tout est interdépendant" (1). Il est par ailleurs évident que si un phénomène n'a pas d'existence propre en dehors des agrégats qui le constituent, on ne peut pas considérer pour autant que le phénomène soit un pur néant. Il suffit en effet, pour s'en convaincre, de se taper un grand coup de marteau sur un doigt : la douleur consécutive à cette action n'a manifestement rien d'un pur néant.

Cependant, je ne veux pas ici m'en tenir à la Vacuité des phénomènes. Car la nature de Bouddha – sa vraie nature – n'est pas de cet ordre-là. Je veux parler de ce qui se passe avant que les phénomènes prennent formes et s'expriment comme tels dans la conscience. Je veux donc parler d'une vacuité non-phénoménale. D'une forme avant la forme, d'une sensation avant la sensation, d'une perception avant la perception. D'une pensée avant la pensée et d'une conscience avant la conscience. Je veux parler du "Non-né".

Je vais en discuter en me référent à la légende de l'empereur Hùn Tùn, dont le nom signifie précisément "Chaos". Hùn Tùn avait toutes les portes des sens closes, en sorte qu'il n'était pas en mesure de se représenter le monde phénoménal. Et puisque Hùn Tùn signifie "Chaos", et que cet état d'avant les phénomènes constitués est conforme à la théorie du big bang, je vais donc m'appuyer sur cette théorie – du moins dans sa forme vulgarisée – pour parler de la Vacuité "non phénoménale". Cette notion est importante, en particulier pour comprendre la différence entre Vacuité et Néant.

À l'instant du big bang, l'univers est très dense et à l'état de chaos ; il n'est pas encore un phénomène, car il est impossible de dire combien de temps dure le big bang ni quelle est sa taille... en sorte que sa représentation est nécessairement erronée ou plus exactement fabriquée par le mental sur la base d'agrégats (skandha). Un point est par définition sans dimension ; sans intérieur ni extérieur (il n'y a rien hors du big bang). Les notions dimensionnelles (espace et temps) sont secondaires et s'expriment dans l'expansion de l'univers selon des relations complexes et diverses de causes et d'effets (2). Le temps et l'espace sont nés avec l'expansion de l'univers. Avant cette expansion – dans le big bang – il n'existe ni espace ni temps. Qu'est-ce qui "entoure" le big bang ? Rien. Strictement rien. Cette question n'a d'ailleurs aucun sens. Ce qui se passe en dehors de l'univers (dans la théorie d'un univers unique, qu'on admettra pour l'exposé) est le Néant absolu. Après le Big Bang, l'univers ne se répand donc pas hors de lui-même dans le Néant pour l'occuper, mais à l'intérieur de lui-même. Il convient d'avoir bien cela à l'esprit, si l'on veut comprendre la différence entre la Vacuité et le Néant. Si l'univers peut se déployer et occuper tout l'espace, c'est parce qu'il est fondamentalement vide et non parce qu'il existe un néant à l'extérieur de l'univers qui lui permet de se dilater. Cette vacuité propre à l'univers est ce qui lui permet de s'exprimer en tant qu'espace-temps. Et quand l'espace-temps existe, la dualité sujet-objet existe ; les phénomènes existent par leur karma.


Si l'on examine les choses avec attention et discernement, le big bang ne diffère de l'espace-temps que par la vacuité dont il est intrinsèquement constitué. Le vide permet en effet la formation des formes et de l'espace entre les formes et donc des phénomènes. Et parce que nous pouvons en témoigner, ce vide intrinsèque s'exprime dans chacun des agrégats constitutifs de l'ego. La forme est le vide, la perception est le vide, la sensation est le vide, les formations mentales sont le vide et la conscience est le vide. Et il n'y a rien hors du vide : les formes ne sont pas la limite du vide. Dans le schéma ci-dessus, tout est compris dans l'ensô, le cercle qui représente la Vacuité. Le néant, le rien, se situe à l'extérieur de l'ensô, c'est-à-dire qu'il n'a aucune existence, parce que rien n'existe à l'extérieur de l'ensô. Non pas parce que le Néant est vide d'existence propre comme n'importe quel phénomène, mais parce qu'il est une expérience impossible, exactement comme l'est la mort. Si la Vacuité est la vie, la mort est le Néant. C'est pourquoi il n'y a pas de mort. Il est important de comprendre cela et en particulier de bien distinguer la mort de l'impermanence. 

En fait, il ne faudrait pas considérer l'ensô comme un cercle limité par sa circonférence. Car s'il n'y a pas de Néant, alors il n'y a pas de limite. Rien n'empêche l'univers de croître à l'infini. Il n'y a donc pas d'intérieur ni d'extérieur à l'univers. Ces notions sont dualistes. Quand on vide la Vacuité d'elle-même, on n'obtient pas le Néant, car l'univers du big bang n'est pas néant. C'est quand tous les êtres et soi-même ne font qu'un ; quand la circonférence – espace-temps – se concentre en un point (le big bang ou big crunch). La Vacuité est donc Compassion. Car il n'y a pas de plus grand amour pour les êtres qu'être les êtres, sans distinction. La Compassion Infinie consiste donc à réaliser la Vacuité. Ceci n'a évidemment aucun rapport avec l'altruisme, car dans l'altruisme, l'autre existe encore et est distinct de soi. 

Les êtres ont peur de la mort, parce qu'ils ont peur du Néant. Ils ont peur de disparaître dans le Néant. Mais le Néant – on l'a vu – est une expérience impossible. C'est pourquoi les êtres ne peuvent que renaître quand le corps s'épuise et disparaît à cause de l'impermanence et de sa vacuité phénoménale. Et parce que la mort ou la disparition font peur et que la peur est souffrance, alors la renaissance est aussi souffrance. Tout cela est la Première Noble Vérité du Bouddha. Comprendre la Vacuité, c'est aussi comprendre la Première Noble Vérité. C'est pourquoi l'on parle de Compassion et non d'empathie. La Compassion se réfère à la Souffrance, qui est la Première Noble Vérité du Bouddha. Quand vous réalisez votre vraie nature, le premier sentiment que vous éprouvez est une Compassion sans limite pour tous les êtres sensibles. Et cette Compassion sans limite est Souffrance. C'est Souffrance du Samsara. La Souffrance du Samsara est Souffrance de Bouddha. 



(1) Un maître zen affirmait que "réaliser la vacuité, c'est réaliser que rien n'existe par soi-même ; que tout est interdépendant". Il convient ici de préciser que cette réalisation n'en est pas vraiment une ; car le Bouddha n'a certainement pas exposé son Nirvâna (la Troisième Noble Vérité) sur un constat aussi rudimentaire, qui tombe sous le sens. En effet, si tel avait été le cas, on se demande bien pourquoi il aurait passé autant de temps (six ans, dit la légende) sous l'arbre de la Bodhi pour réaliser une telle évidence. Certains maîtres zen veulent hélas faire passer leur cécité pour l'expression la plus élevée de la réalisation bouddhique. 

(2) La relation de cause à effet s'exprime, dans le Bouddhisme, par la notion de karma (action). Tout ce qui s'exprime en qualité de phénomène est nécessairement de nature karmique. Seule sa vraie nature (ou nature de Bouddha) n'y est pas soumise puisque celle-ci est "antérieure" aux phénomènes constitués.