Les explications relatives à la notion de Vacuité, dans le Zen, ne manquent pas. Cependant, aucune d'entre elles ne permet d'en épuiser le sens, quand elle ne s'en éloigne pas, faute d'une compréhension correcte. Je souhaite donc ici aborder la question un peu différemment, en me servant d'un schéma (voir ci-dessous) basé sur les connaissances actuelles en neurobiologie et bien sûr sur ma propre expérience zen(1).
Le schéma proposé ci-dessous représente un cerveau humain de façon très sommaire. Pourquoi un cerveau ? Simplement parce que le cerveau est l'organe(2) associé à la Prajna (Sapience) et que la Prajna est le mode de reconnaissance de sa vraie nature(3). Dans le Bouddhisme – et donc dans le Zen – Prajna est également la première des trois Disciplines (avec Sîla et Dhyâna) de l'Octuple Sentier(4) et se décline en trois pas : 1) la Compréhension Juste, 2) la Pensée Juste et 3) la Parole Juste. Ce qui signifie que la reconnaissance de sa vraie nature (kenshô et/ou satori) est nécessairement sapientiale.
Le cerveau – tel qu'il nous intéresse – se découpe en deux structures fonctionnelles (représentées schématiquement ici par deux ovales emboîtés) : le thalamus et le cortex. J'ai complété ce schéma de l'amygdale – située à la frontière du thalamus et du cortex – qui est la glande des émotions. L'amygdale reçoit directement des signaux du thalamus et/ou du cortex et affecte notre humeur en conséquence.
On suppose ici – pour simplifier l'exposé – qu'un seul signal affecte l'un des organes des sens. Il longe la "route du bas" pour atteindre le thalamus, et on admettra que ledit signal est sonore. Il existe bien sûr en réalité une multitude de signaux – émis depuis le "monde extérieur" – qui affectent l'ensemble des organes sensoriels et atteignent le thalamus, mais seulement quelques-uns d'entre eux seront retenus ou remarqués, parce qu'ils présentent des caractéristiques particulières qui vont attirer notre attention. La "route du bas" est le faisceau de neurones qui relie les organes des sens(5) au thalamus. Il s'agit d'une voie directe et rapide. Au stade du thalamus, le signal n'est pas interprété ; il est seulement perçu. C'est une perception directe, sensorielle et inconsciente, c'est-à-dire sans reconnaissance objective.
Ledit signal sonore va donc longer la route du bas pour atteindre le thalamus qu'il va traverser (sans l'affecter particulièrement), puis va poursuivre son chemin le long du tissu de neurones qui compose le cortex. Ce tissus neuronal est long – car composé de multiples liaisons (représentées ici par des flèches à double sens ou à sens unique) – et est appelé "route du haut". Le trajet du signal, le long de la "route du haut", est donc plus lent que celui de la "route du bas", qui lui est direct (sans liaisons).
La "route du haut" passe par une sorte de "carte mémoire" faite d'aires corticales semblables à des cases (représentées sur le schéma par des classeurs). Le signal sonore va donc cheminer – via la route du haut – à travers ces cases où il sera analysé – comparé à une sorte de "modèle standard" – puis reconnu (ou non) parce qu'il correspond (ou pas) à des données mémorielles acquises durant les différents apprentissages, les conditionnements éducatifs et autres "expériences formatrices"... Et c'est donc parce que le signal sonore va traverser cette carte mémoire que le cortex va le reconnaître (ou pas, si le signal sonore ne correspond à rien de connu). Ainsi – dans ce cas précis – l'homme va comprendre qu'il s'agit d'un son de clochette, et la pensée "j'entends une clochette" va s'élever dans sa conscience. C'est pourquoi, au niveau cortical, la perception est dite "indirecte et consciente".
La phrase "j'entends une clochette" est associée à la pensée de reconnaissance (de l'objet et du son) en ce sens qu'il n'y a pas de pensée sans mot (ou sans parole). Cette pensée consciente est représentée ici par un petit nuage, car la pensée n'est pas contenue dans le cerveau ; elle est émise – dans la conscience – en tant que représentation de l'objet émettant un son. Ainsi, le son comme l'objet acquièrent un sens objectif.
Au sens strict, ce n'est pas la clochette qui est entendue, mais un signal qui a été reconnu, au niveau cortical, comme étant un son émis par une clochette. Ce qui signifie que l'on associe une perception indirecte – secondaire aux données mémorielles qui ont concouru à l'identification d'un objet – à la réalité objective.
On admet que le son de clochette n'est a priori ni agréable ni désagréable. Mais si l'individu qui le perçoit associe par exemple à ce son une expérience traumatisante, alors le simple fait d'entendre à nouveau le son de clochette va réveiller la mémoire de cette expérience et provoquer, depuis le cortex, une émotion angoissante. Le contraire est vrai si l'individu associe à ce son une expérience agréable. Cette émotion est issue du cortex (car associée à une expérience connue) et va inhiber la première émotion – venue du thalamus – qui, dans l'exemple, n'est a priori ni agréable ni désagréable.
Ce que j'essaie de montrer, à partir de ce schéma et des explications que j'ai données, c'est que la phrase "j'entends une clochette" – ainsi que l'émotion associée – est vide de contenu. Ce qui est réellement perçu n'est ni un son ni un objet, ni agréable ni désagréable. Ou plus exactement, dans la perception directe, le son, l'émotion et la clochette sont en trop. Dit autrement, le son, l'émotion et la clochette sont des objets "surnuméraires" – des phénomènes – en ce qu'ils se surajoutent à la réalité. Et par extension, il en va bien évidemment de même pour tout ce qui est représentation d'un ego, d'un "moi" ou d'un "soi", lequel n'est qu'une entité surnuméraire ajoutée à la réalité ; un "dédoublement" de personnalité, en quelque sorte. Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est, mais tel que nous nous le représentons à partir de données mémorielles et sensorielles.
Bien entendu, cela ne signifie pas que tout ce qui est perçu est irréel. Le signal parvenu au thalamus est bien réel. De fait, on ne peut pas vraiment dire d'une chose (phénomène) qu'elle est, mais on ne peut pas non plus affirmer strictement le contraire. Un kôan dit : "si vous appelez cela un bâton, vous aurez trente coups ; si vous ne l'appelez pas un bâton, vous aurez trente coups". On comprend bien là que la réalité se situe à "mi-chemin" (c'est la "voie du milieu") entre ce qui est et ce qui n'est pas. Dit autrement, la réalité se situe au-delà de l'être et du non-être.
Mais que signifie "la réalité se situe au-delà de l'être et du non-être" ? C'est ce que je me propose de traiter dans un prochain article à travers le kôan : "Si toutes choses retournent à l'Un, à quoi l'Un retourne-t-il ?".
À suivre.
(1) Expérience zen, Dumè Antoni. Ed. Almora
(2) Précisons que dans cet article un organe est défini par sa fonction et seulement par sa fonction.
(3) C'est-à-dire sa nature de Bouddha.
(4) L'Octuple Sentier est la Quatrième Noble Vérité du Sentier qui mène à l'Extinction de la Souffrance (Nirvâna).
(5) Auquel il convient d'ajouter les sensations – telles que la douleur, par exemple – qui nous parviennent du corps humain via les nerfs et la colonne vertébrale.