Bien entendu, je ne vais pas me placer ici du point de vue du Bouddhisme tibétain, mais du Zen, ou tout du moins du Zen que je pratique et que je comprends le mieux. Car force est de constater que, dans ce domaine, les points de vue diffèrent d'une école à l'autre, d'une expérience à l'autre, d'un maître à l'autre, en sorte qu'il devient de plus en plus difficile de se prononcer du point de vue du Zen, dès lors que ce mot ne signifie plus grand-chose d'autre que ce qu'on y met dedans. Et je souhaite introduire mon propos à partir d'un enseignement de Bankei, parce qu'à mon sens nul autre que lui n'a exprimé avec autant de justesse l'équivalence de l'esprit dit "ordinaire" et de sa nature de Bouddha.
Je dois au préalable expliquer – au moins sommairement – ce que j'entends par l'expression "esprit ordinaire". Par là, je me réfère à la pensée inhérente aux formations mentales telles qu'elles se développent dans le cortex cérébral (1). Ainsi, que l'on soit Bouddha ou Lambda, tout signal du monde extérieur traverse le cortex – après le thalamus (ou cerveau archaïque) – et est interprété selon le mode de la pensée. Cette pensée peut être juste ou erronée selon qu'elle ressort d'une conscience éclairée par Prajna (2) ou d'une conscience obscurcie par l'ignorance de sa vraie nature. C'est bien entendu la même conscience, c'est-à-dire, du point de vue bouddhiste, le même agrégat (skandha) qui, à l'instar d'un miroir, reproduit les phénomènes sans discernement, mais ce n'est pas la même compréhension. C'est pourquoi il convient de distinguer la Prajna ou sa nature de Bouddha de la conscience.
Que dit Bankei ? Il dit ceci : « Ce que chacun de vous tient de ses parents n'est rien d'autre que l'esprit de Bouddha, et cet esprit, qui n'est jamais né, est incontestablement empli de sagesse et d'illumination. N'étant jamais né, il ne meurt jamais. Mais je ne l'appelle pas : "jamais mourant" (immortel). » (3)
Pour Bankei, l'esprit de Bouddha – qui n'est autre que le Dharmakâya – est ce que chacun d'entre nous tient de ses parents. Et il ajoute que cet esprit, bien que jamais né, est empli de sagesse et d'illumination, ce qui est propre à la Prajna, qui est la caractéristique sapientiale de la nature de Bouddha. Et puisqu'il n'est jamais né, il ne peut bien sûr mourir, mais – précise Bankei – sans être immortel pour autant. Qu'est-ce que ça signifie, au juste ? Qu'est-ce qui ne peut mourir sans être immortel ?
Cette question ressemble à un kôan et ne peut être résolue qu'en réalisant la vacuité. Car elle renvoie à l'équivalence de la forme et du vide. Quand vous réalisez la vacuité, vous voyez les formes d'avant la pensée. En fait, le verbe voir, à ce stade, doit être compris au sens de la Vue bouddhique, c'est-à-dire au sens du nom du bodhisattva 観音 (Kannon), dont la traduction littérale est "voit les sons", ce qui renvoie à autre chose qu'à une simple modalité sensorielle. Bien sûr, les organes des sens sont actifs, mais la perception n'est pas encore objectivée dans la conscience, en sorte que ce qui est vu est tout autant entendu que senti, touché ou goûté... Quand vous voyez de cette façon, vous êtes tout ce que vous voyez, car votre être limité dans l'espace et le temps n'a plus d'existence objective, en ce sens que vous vous voyez tel que vous étiez avant votre naissance et celle de vos parents. N'imaginez cependant pas un pur esprit, une entité immatérielle, transparente et lumineuse comme un cristal. Ce que vous voyez a la densité et l'obscurité de la matière. Rien ne brille là ; aucun miroir. Et vous réalisez qu'il n'y a pas de différence entre la forme et le vide, car quand vous voyez le vide, vous voyez la forme, et quand vous voyez la forme, vous voyez le vide. Mais ne supposez pas que vous voyez la forme vide d'existence propre, à l'instar de n'importe quel agrégat/phénomène. Voir la forme, solide, dense, c'est voir le vide. Cette vacuité est aussi vide que l'est l'espace qui sépare la main droite de la main droite ou bien la main gauche de la main gauche. Ou encore la main gauche de la main droite, en sorte que les deux mains ne font plus qu'une seule main. Toucher la forme, c'est aussi la voir et l'entendre et la goûter comme la grenouille au fond d'un puits avale la lune (4). Si vous comprenez bien cela, vous pouvez avaler d'une seule gorgée toute l'eau des océans du globe terrestre. Si vous comprenez bien cela, vous comprenez également qu'à chaque instant, vous voyez l'instant d'avant votre naissance et celle de vos parents.
Et qui d'autre que vous-même pourrait témoigner de cela ? Quel âge avez-vous ? Quels sont votre poids et votre taille ?
(2) La Prajna – la Sapience – est une des trois disciplines de la Quatrième Noble Vérité. Dans mon lexique, elle constitue le mode de reconnaissance de sa vraie nature.
(3) Cf. Bankei et le non-né. D.T. Suzuki, dans Tch’an Zen, racines et floraisons. Ed. des Deux Océans Hermes.
(4) Il s'agit de la réponse donnée par Wanshi au kôan "quel est ton véritable soi avant le kalpa du vide ?" Cf. Le champ de la Vacuité. Roland Yuno Rech. Ed. Yuno Kusen