mardi 18 février 2020

Etre prêt

On insiste souvent, à propos de zazen, sur le fait d'être attentif ou encore présent à soi-même et ce qui nous entoure. Mais cette pratique doit à mon sens être précisée, car elle risque de conduire à des malentendus. En effet, il arrive fréquemment que l'on considère l'attention ou la présence comme une attitude du mental, lequel, dans l'idéal, ne devrait pas être troublé par les pensées parasites ou erronées. Or, le mental, dans sa vraie nature, est libre de troubles, d'erreurs et de souillures(1). De ce point de vue, il n'est pas utile de chercher à faire en sorte que le mental ne soit pas troublé. Aussi, certains maîtres insistent-ils sur le fait de ne pas contrarier la nature, en quelque sorte, et donc de laisser le mental agir à sa guise, selon son mode de fonctionnement habituel, et ne pas s'en préoccuper. Oui mais voilà, une telle attitude, sans autre précision, risque d'amener le pratiquant, en particulier débutant (et quelquefois aguerri, s'il n'est suivi par un maître compétent), à prendre la maladie pour le remède. Car l'attitude de laisser les choses aller à leur guise est encore une attitude du mental. Toute la difficulté tient en réalité à ce que l'on confond l'activité du mental et celle du cœur (dont le mot japonais "shin" signifie indistinctement l'un ou l'autre).

Le cœur, dans ce contexte – et ce point est fondamental –, est le siège de la volonté. Mais il importe de bien comprendre ce qu'est la volonté, dans le Zen. Pour cela, imaginez que vous soyez à bord d'une petite embarcation au milieu d'un grand lac avec votre enfant et que celui-ci tombe soudainement à l'eau. Or, il ne sait pas nager, et vous pas davantage. De plus, il n'y a personne alentour pour lui porter secours et, bien entendu, vous réalisez avec effroi qu'il n'y a rien, aucune bouée ni aucune perche assez longue à bord pour que votre enfant puisse s'accrocher et que vous puissiez le sortir de l'eau. Vous pourriez vous traiter de tous les noms pour avoir manqué ainsi de responsabilité et d'attention, mais cela ne changera rien au résultat : si vous ne faites rien dans l'immédiat, votre enfant mourra noyé et c'est pour vous insupportable. Et alors, dans un geste désespéré, bien que vous ne sachiez pas nager, vous allez quand même plonger pour le sauver. Quelque chose de plus fort que la raison, de plus fort que le mental vous transporte. Cette chose est bien sûr l'amour que vous portez à votre enfant, mais il n'y a pas que cela. Dans le Zen, ce qui nous transporte, c'est la volonté et c'est notre nature de Bouddha.

En première analyse, il se peut que l'on ne comprenne pas bien pourquoi l'amour a été remplacé par la volonté, dans ce contexte. Dans l'exemple, en effet, seul l'amour paraît être la raison principale, sinon unique, du plongeon désespéré du père ou de la mère pour sauver son enfant. Mais cela peut vouloir dire que si l'enfant n'a pas de lien de parenté avec l'adulte, ce dernier, sachant qu'il ne sait pas nager, va hésiter, voire refuser de se jeter à l'eau. Et ce n'est pas très héroïque. Or, pour le Zen, la relation entre les êtres dépasse le lien de parenté ou d'affection. Quand on réalise sa vraie nature, on réalise en effet que tous les êtres sensibles et soi-même ne font qu'un. C'est la Compassion Infinie. Et la Compassion Infinie, dès lors qu'il n'y a pas de différence entre soi-même et les autres, ne s'adresse donc pas qu'aux autres, mais aussi à soi-même. Ce n'est donc pas de l'altruisme, au sens strict. Ainsi, quand il s'agit de réaliser sa vraie nature, c'est bien la Compassion Infinie qui s'exerce, c'est-à-dire sa nature de Bouddha. Et si l'on se sert de l'exemple pour métaphore, l'enfant qui tombe à l'eau par accident n'est autre que l'adulte qui va plonger pour le secourir. Autrement dit, l'adulte va se sauver lui-même en sauvant son enfant. Il n'a donc aucune autre possibilité que celle de plonger, s'il veut s'en sortir. Faute de quoi, il errera indéfiniment en samsara.

Il existe un kôan qui s'exprime ainsi : "Sans te mouiller, ramène le trésor qui repose au fond de l'eau". Ce trésor, c'est bien entendu ce qui nous est cher, comme notre enfant dans l'exemple ou notre nature de Bouddha, au sens large. Mais que signifie "sans te mouiller" ? Ça signifie que si notre détermination est sans faille, au sens où elle est mue par la volonté qui est notre nature de Bouddha, nous sommes comme ce parent sur l'embarcation qui, sans hésiter, va plonger pour sauver son enfant, c'est-à-dire lui-même, puisqu'il n'y a pas de différence dans la Compassion Infinie. L'eau représente donc le samsara. Et le samsara n'a pas de prise sur la nature de Bouddha. Ainsi, si vous réalisez votre nature de Bouddha, vous ne pouvez pas vous mouiller ; l'eau n'est pas un obstacle. L'eau est alors vide de nature propre. 


Mais si le samsara n'a pas de prise sur votre nature de Bouddha, il a en revanche une prise sur le mental ordinaire des êtres qui demeurent en samsara. Si vous ne savez pas très bien où vous en êtes de votre réalisation, soyez honnête avec vous-mêmes et demandez-vous comment vous allez aborder votre agonie, la séparation d'avec les êtres chers, la souffrance de la maladie et de la mort... Si vous avez peur, si vous n'avez aucune tranquillité, c'est bien entendu normal. Cela signifie tout simplement que vous n'êtes pas prêt et que vous hésitez encore à plonger dans l'eau du lac ; cela signifie que bien que vous ayez la nature de Bouddha, celle-ci ne gouverne pas votre existence. Et alors, même si vous plongez en vous disant que l'eau est vide de nature propre, vous allez vous noyer, car votre conviction ne sera qu'une réalité du bout des lèvres, et l'eau se rit de vos convictions et croyances. Mais si votre nature de Bouddha gouverne votre attitude, vous êtes pareil au bouvier qui, sur le dos du buffle, ramène celui-ci à la maison : vous avez sorti l'enfant de l'eau sans vous mouiller. Et l'enfant est bien sûr le trésor. Vous avez résolu le kôan. Il est bien évident que résoudre le kôan ne consiste pas seulement à l'interpréter justement, mais à le vivre. 

Quand nous faisons zazen, c'est donc avec cet esprit-là, qui est le cœur, qu'il faut être attentif et présent aux autres et à soi-même, et non avec le mental. Etre attentif, dans ce sens, c'est être prêt à prendre ce qui vient parce que tel est notre karma. C'est être prêt à plonger à chaque instant. Que ce soit agréable ou désagréable. Ne pensez pas que ce soit facile. C'est sans doute la chose la plus difficile qui soit, car il faut vraiment avoir abandonné toute illusion, tout espoir. Etre prêt, c'est bien sûr accepter nos défauts, nos défaillances, nos manquements, mais c'est aussi en accepter les conséquences. C'est ce que Bodhidharma appelait – dans ses Deux Accès à la Réalité Ultime – "Se conformer au karma" et "Accepter la haine comme rétribution". C'est là le seul et véritable lâcher-prise. C'est plonger sans se mouiller.

Durant zazen, après avoir calmé le mouvement des pensées, demandez-vous si vous êtes prêt. Et si ce n'est pas le cas, demandez-vous ce qui vous en empêche. Vous devez trouver en vous la volonté de sauter à l'eau, parce que vous n'avez pas d'autre choix possible. Parce que vous savez très bien qu'à partir du moment où vous êtes venu au monde, c'est votre enfant qui est tombé à l'eau. Et le sens de votre vie ne consiste pas à autre chose que le sauver. Si vous échouez, vous reviendrez indéfiniment sur cette embarcation au milieu du lac. C'est-à-dire en samsara.



(1) Il s'agit du jeu simultané de la Triple Discipline, prôné par Huineng, le Sixième Patriarche du Zen, et caractéristique des voies dites "abruptes" ou "subitistes".




jeudi 13 février 2020

Le libre arbitre dans le Zen

Un kôan dit : "La neige fine tombe flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste place". Le point le plus important du kôan est : "chaque flocon tombe à sa juste place". Ce flocon n'existe pas ailleurs qu'à la place qu'il occupe à chaque instant, et au final sur le sol. C'est en cela que sa place est dite "juste" ; il ne pouvait pas tomber ailleurs. De la même façon, quand nous occupons une place à un instant particulier, nous sommes à notre juste place, parce que nous n'existons pas ailleurs qu'ici et maintenant (et personne d'autre que nous ne s'y trouve). Mais pour nous, cette place peut être bonne ou mauvaise, intentionnelle ou non. Et c'est en cela que les choses deviennent compliquées.


Nous pensons que notre liberté consiste à pouvoir faire un choix parmi de multiples possibilités. Mais il est aisé de comprendre que si toutes les possibilités étaient réellement équiprobables, nous n'aurions aucune raison de décider pour une action plutôt que pour une autre. Ce qui nous décide, c'est ce qui nous motive. Ce qui implique la raison du choix et la détermination pour atteindre notre objectif. Or, nous ne savons pas toujours pourquoi nous sommes là, ici et maintenant. Par exemple, nous ne savons pas pourquoi nous sommes né à tel ou tel endroit, à telle ou telle date. Nous savons juste que c'est notre karma, et que nos parents y sont pour beaucoup, mais à part ça, nous ne savons pas grand-chose. Nous disons "c'est comme ça, et c'est tout !"

Par ces quelques mots, nous exprimons notre absence de liberté de décider pour nous, conformément à nos désirs ou nos aspirations. Pourtant, sommes-nous réellement certains que nous n'y sommes pour rien ? Sommes-nous réellement certains que si nous nous trouvons à cette place, à cet instant précis, c'est uniquement parce que c'est notre karma qui l'a voulu et que nous n'y sommes pas pour grand-chose ? C'est le point que je veux discuter ici, dans cet article.

Tout d'abord, il importe de comprendre que le karma n'a pas grand-chose à voir avec le destin. Le destin fait intervenir une cause supérieure, nommée la Providence ou Dieu ou Peu Importe... en sorte que l'individu, l'homme, n'y est pour rien. Il subit, et c'est tout, parce que telle est la volonté divine. Au contraire, le karma est le fait de l'individu, de l'homme, en fonction des actions qu'il opère sur lui-même et/ou son environnement. Par ailleurs, le karma concerne un individu en propre, en sorte que nul ne peut supporter le karma d'une autre personne. Ainsi, si je vous demandais quelle serait la chose qui vous caractérise et vous concerne en propre et que vous ne pouvez partager avec personne, il est bien évident que cette chose est la place que vous occupez ici et maintenant, à chaque instant. Cette place est donc votre karma, et cela quelle que soit votre place à chaque instant, que cela dépende d'une décision consciente ou non, voulue ou non.

En second lieu, il importe également de comprendre que l'individu est vide d'existence propre, en sorte qu'en réalité ce n'est pas lui qui décide d'agir et qui agit. Quand vous vous agitez devant un miroir, ce n'est en effet pas votre reflet qui est à l'origine de l'agitation, même si votre reflet reproduit exactement les mêmes gestes. Mais si vous vous confondez avec votre reflet, c'est-à-dire avec la projection corticale que vous avez de vous-même, en fonction des différents apprentissages et formatages de la pensée, vous pouvez avoir quelquefois, sinon souvent, le sentiment ou l'impression ou l'idée que c'est vous qui agissez en propre. Bien entendu, ce n'est personne d'autre que vous qui agit, mais il importe de bien comprendre ce que vous entendez par "Moi" quand vous pensez agir. Si vous pensez que vous n'êtes personne, parce que le Bouddhisme vous a appris qu'il n'y a pas d'ego, vous ne pouvez pas créer de karma. Or, vous en créez à chaque instant. Donnez-vous un coup de marteau sur un doigt et je vous fiche mon billet que vous hurlerez à vous casser la voix après vous être cassé le doigt. Si après ça, vous dites que vous n'êtes personne, c'est que vous n'avez pas compris grand-chose au Bouddhisme ou au Zen. Mais d'un autre côté, si vous pensez que c'est vous, monsieur ou madame Tartempion, qui vous êtes donné un coup de marteau sur le doigt et qui criez comme un putois, c'est que vous vous confondez avec votre reflet. Vous croyez être quelqu'un, mais vous n'êtes personne. Et pourtant, vous n'êtes pas personne... Je comprends que tout ceci vous perturbe, mais c'est un peu comme le kôan de Tokusan : "Si vous appelez ceci un bâton, vous aurez trente coups ; si vous ne l'appelez pas un bâton, vous aurez trente coups !"

Si vous connaissez votre vraie nature, votre nature de Bouddha, alors vous comprenez qu'il n'y a rien d'autre que vous qui agit. Mais bien sûr, quand je dis "vous", j'entends votre vraie nature ; votre nature de Bouddha. Et, parce que votre nature de Bouddha est libre par essence, quel que soit votre choix, celui-ci est toujours libre et juste, même si vous vous plantez dans vos objectifs ou vos intentions, et que, peut-être, vous avez agi en parfaite inconscience. Charge à vous de vous arranger ensuite avec votre karma, car là réside la Sagesse. Si vous comprenez cela, vous comprenez pourquoi, à chaque instant, vous êtes à votre juste place et pourquoi, quel que soit cette place, cet endroit est le zendô (c'est-à-dire la demeure du Bouddha).

Alors, libre arbitre ou pas ? Cela ne dépend pas des reflets dans la pensée et des décisions prises sous l'influence de cette dernière, mais du visage que vous aviez avant la naissance de vos parents. Et ne pensez pas que ce soit votre "visage originel", sorte d'objet métaphysique étranger à la manifestation et hors du temps et de l'espace. Sans vos parents, vous ne pourriez pas me dire où se trouve ce visage. Sans vos parents, vous n'êtes rien. Je rappelle ici les mots de Bankei : « Ce que chacun de vous tient de ses parents n'est rien d'autre que l'esprit de Bouddha, et cet esprit, qui n'est jamais né, est incontestablement empli de sagesse et d'illumination. N'étant jamais né, il ne meurt jamais. Mais je ne l'appelle pas : "jamais mourant" (immortel). » Et donc, ce qui vous vient de vos parents, mais qui n'est jamais né et qui, bien que ne pouvant mourir n'est pas immortel, est libre par essence. Si vous comprenez cela, vous comprenez que quand vous décidez d'aller à la rencontre de votre vraie nature pour la réaliser, vous ne faites là qu'exprimer l'activité libre de votre nature de Bouddha. Car la Sagesse est toujours à la recherche de la Sagesse, en particulier quand elle a été perdue de vue par des pensées erronées.




mardi 11 février 2020

Compassion et activité de la Compassion

De nombreux bouddhistes confondent la Compassion avec son activité. Bien que les deux aillent nécessairement de pair, ce n'est pas tout à fait la même chose et les confondre peut amener à confondre la Compassion – au sens bouddhique – avec l'altruisme ou la bonté, qui sont des dispositions d'esprit ou des comportements pas nécessairement bouddhiques. Or, il peut y avoir Compassion sans bonté ou altruisme apparents, au sens habituel ou commun des termes. Je vais essayer d'expliquer pourquoi.

Tout d'abord, une petite histoire amusante pour fixer mes propos. Un vieil homme est assis sur un banc avec une petite fille. La petite fille demande au vieil homme : "Qu'est-ce qui est le plus important, le soleil ou la lune ?" Le vieil homme répond : "le soleil, parce qu'il nous réchauffe !" La petite fille sourit et dit : "non, ce n'est pas le soleil, mais la lune, car la lune nous éclaire quand il fait nuit !".

Dans le Zen, il est souvent question de la "lune de vérité". C'est l'activité compatissante du Bodhisattva, qui éclaire les êtres – les enseigne – selon leurs dispositions karmiques, parfois défavorables, comme la lune éclaire les zones de la terre plongées dans la nuit. Le soleil exprime quant à lui la Compassion Infinie, qui éclaire indifféremment dans toutes les directions, sans toutefois se soucier de la position des planètes (plus ou moins éloignées) ou des zones plongées dans la nuit sidérale.

Bien sûr, la lune – au sens bouddhique – n'a aucune utilité sans la lumière du soleil, en sorte que l'activité compatissante a besoin d'être éclairée par la Prajna. La Prajna est le mode de reconnaissance de sa vraie nature, qui est Vacuité. J'ai montré ailleurs(1) l'équivalence de la Vacuité et de la Compassion, en ce qu'il ne peut y avoir l'une sans l'autre. Et il est bien évident que sans l'expérience de la Vacuité et sa reconnaissance comme étant notre vraie nature, l'activité compatissante est dépourvue de fondement bouddhique. D'un autre côté, la Compassion a besoin d'agir ou de s'exprimer là où elle est nécessaire, c'est-à-dire là où le soleil (de la Prajna) brille le moins, même si, pour le faire, elle s'accompagne parfois (pas toujours) de moyens habiles peu conformes au sens commun.

Examinons, pour expliquer tout cela, l'extrait suivant d'un passage d'un enseignement de Lin Tsi (Rinzai) s'adressant à ses moines : « Grande assemblée, il y en a certes qui, pour la Loi, ne refusent pas de sacrifier leur corps et de perdre la vie. Quant à moi, lorsqu'il y a vingt ans je me trouvais chez mon ancien maître Huang-po, trois fois je l'interrogeai sur ce qu'est exactement la grande idée du bouddhisme, et trois fois il a bien voulu me donner la bastonnade. C'était comme s'il m'avait caressé d'une branche d'armoise aromatique. Maintenant encore, je pense à une bonne bastonnade qui me serait administrée. Qui pourrait s'en charger ? »(2)


Quel bouddhiste moderne considère qu'une bonne bastonnade puisse s'assimiler à une forme de bonté ou d'altruisme ? Et, de fait, quel bouddhiste moderne considère qu'il s'agit là d'une activité compatissante ou, dit autrement, d'une expression de la Compassion Infinie du Bodhisattva ? Si l'on se fie à l'évolution de la loi française en matière d'éducation ou d'enseignement, la méthode de Huang-po est condamnable et ne saurait donc s'expliquer par une volonté compatissante. Et la plupart des bouddhistes modernes pensent la même chose.

Pourtant, qui remettrait en cause la Compassion Infinie de Huang-po, quand Lin Tsi, l'un des plus grands maîtres zen de l'histoire de cette tradition, l'affirme sans ambiguïté et va jusqu'à redemander une bastonnade ? Il convient d'être clair – c'est-à-dire rigoureux – dans ce domaine. On ne peut pas, à la fois, se dire bouddhiste (ou zeniste) et refuser par la même occasion de croire à l'activité de la Compassion Infinie à travers l'enseignement de Huang-po. Car alors on refait du Bouddhisme (ou du Zen) à sa sauce. Ça existe, et c'est de plus en plus fréquent.

En fait, on doit pouvoir considérer que la Compassion Infinie puisse s'exprimer autrement que par des actes de bonté ou d'altruisme, sauf à admettre que la bonté ou l'altruisme s'expriment parfois de façon violente et contraire au sens commun.

Pour être tout à fait clair, la Compassion Infinie est la sagesse issue de la reconnaissance de sa vraie nature et il ne peut y avoir Compassion Infinie sans cette reconnaissance. C'est comme si le soleil n'émettait aucune lumière. La lune pourrait bien graviter autour de la terre, sans soleil, aucun éclairage ne serait possible. Sans Compassion Infinie, aucun acte, aussi bon ou altruiste soit-il, ne peut être considéré comme compatissant (au sens bouddhique). Et ce même s'il y a renoncement à attendre quelque chose – quelque bénéfice – en retour. Ce renoncement ne sera jamais que du bout des lèvres ou simplement un acte de folie. Quand on sait reconnaître sa vraie nature, il n'y a pas à se comporter d'une manière spéciale ; tout est acte de la Compassion, et les actes s'adaptent aux circonstances. Mais seules les personnes ayant réalisé leur vraie nature peuvent comprendre cela.

Quand Lin Tsi redemande une bastonnade, que veut-il, exactement ? Lin Tsi était un être parfaitement réalisé ; il n'avait pas besoin de recevoir des coups pour comprendre. Il voulait simplement qu'un de ses élèves exprime la Compassion Infinie, c'est-à-dire sa Vue Juste, indépendamment du jugement de l'acte. Peu lui importait que le coup de bâton lui fît mal, car Lin Tsi est clair sur ce point : "C'était comme s'il m'avait caressé d'une branche d'armoise aromatique." Huang-po ne l'avait pas corrigé à cause d'une quelconque faute commise, car il n'y a aucune faute à demander de l'aide à son maître. Le coup de bâton exprime l'activité de la nature de Bouddha de son maître, comme la lune reflète la lumière du soleil.

Selon l'histoire, un moine proposa "Un tel" pour donner la bastonnade à Lin Tsi, et celui-ci tendit aussitôt le bâton à Un tel pour qu'il s'exécute. Mais ce dernier hésita, car il n'était pas encore en mesure d'exprimer sa vraie nature. Sans doute considérait-il la bastonnade comme l'équivalent d'une bonne correction, et il ne se voyait pas corriger son maître. Alors Lin Tsi le battit. Un tel a-t-il reçu le coup de Lin Tsi comme si celui-ci l'avait caressé d'une branche d'armoise aromatique ? Autrement dit, s'est-il éveillé à sa vraie nature ? L'histoire ne le dit pas. Le soleil brille dans toutes les directions, mais la lune n'est pas toujours au rendez-vous... ou plus exactement, des nuages peuvent parfois empêcher sa brillance nocturne. Les nuages, dans ce sens, expriment bien sûr la charge karmique des individus.

Pour la petite histoire, quand Lin Tsi réalisa sa vraie nature, il retourna au monastère de Huang-po et lui donna la bastonnade à son tour.




(1) Expérience zen, Dumè Antoni. Ed. Almora

(2) Entretiens de Lin-Tsi, trad. Paul Demiéville. Ed. Fayard

dimanche 2 février 2020

Etat naturel dans le Zen

L’état naturel, dans le Zen, est une expression qui désigne la « nature de Bouddha » ou la « nature propre » ou encore le « vrai Soi ». Cet état naturel existe nécessairement car sinon, cela signifie que notre existence est naturellement impossible. Or, le Bouddhisme (et donc le Zen) n’est pas nihiliste. S’il considère effectivement qu’on se fait un certain nombre d’illusions à cause de certaines croyances, notre état naturel existe indépendamment de ces croyances, que nous en ayons conscience ou pas ; que nous le reconnaissions ou pas. Quels que soient nos « états d’âmes » ou états de conscience, que nous dormions ou soyons éveillés, que nous soyons conscients de ce que nous faisons ou que nous soyons distraits par telle ou telle chose, que nous soyons présents (à ce que nous faisons) ou absents (dans les états d’anesthésie ou dans le sommeil profond, par exemple), notre état naturel demeure sans être altéré par les distractions ou la conscience. De fait :

a) L’état naturel n’est pas un état de conscience (car sinon, quand cet état de   conscience disparaît, l’état naturel disparaît, ce qui est contraire à la « définition »)
b) L’état naturel n’est pas une sensation (pour les mêmes raisons que l’état de conscience)
c) L’état naturel n’est pas un concept car il est impossible de se le représenter (n’étant ni un état de conscience, ni une sensation, il sort de toutes les catégories d’être et de « non-être »)
d) L’état naturel n’est donc pas une « présence » (au sens de la vigilance)
e) L’état naturel n’est donc pas une absence (au sens d'un état inconscient)

L’état naturel est cependant réalisable. Mais qu’est-ce ça signifie ? Ça signifie :

a) Qu’on peut en faire une expérience véritable
b) Que cette expérience n’est pas de l’ordre des sensations
c) Que cette expérience n’est pas un état de conscience particulier
d) Que cette expérience n’est pas intellectuelle
e) Que cette expérience n’est pas une présence
f) Que cette expérience n’est pas une absence (sinon, ce ne serait pas une expérience, par définition)
g) Que cette expérience est accompagnée de la reconnaissance du fait que cet état naturel est notre état permanent (c'est-à-dire notre « état quotidien » : nous sommes toujours sur le dos du buffle que nous cherchons)

Zazen ne consiste pas à autre chose que rechercher (dans la posture assise ou autre) cet état naturel sachant :

a) Que le fait de le trouver ne dépend pas d’une recherche portée par le mental (sinon, il serait nécessairement l’objet d’une projection de type concept ou sensation ou encore état de conscience). En corollaire, ne pas le trouver prouve simplement qu’il a été recherché par le mental (et était donc une projection de celui-ci et non l’état naturel) et non qu’il est Vide (d'existence propre)
b) Que le fait de ne pas le chercher implique qu’on ne peut le trouver (car seul le Bouddha trouve le Bouddha et le Bouddha et le Bouddha ne se trouve pas au hasard de l'ignorance).
c) Que la recherche doit donc se poser sous la forme d’un « doute » sachant :
      i. Que le doute n’est pas une démarche sceptique faisant intervenir les croyances (ou les non croyances qui sont des croyances exprimées négativement)
     ii. Qu’il s’exprime d’abord comme une impasse intellectuelle (ce n’est ni ceci, ni cela, mais alors, qu’est-ce, puisque cet état existe ?). C’est ce qu’on appelle « douter sur kôan d’ouverture » (comme Mu, le son d’une seule main, le visage d’avant la naissance, qui récite le nom du Bouddha ?....)
     iii. Que ce doute doit « disparaître » (il n’est plus porté par la conscience, ce qui en faisait un objet « extérieur » ; un concept « mal défini »)
     iv. Qu’en disparaissant, il révèle sa « solution » (ce qui signifie que l'expérience est bien positive et non négative : on réalise quelque chose qui est et non qui n'est pas "ceci ou cela")
     v. Que cette « solution » est l’état de Vacuité associée à la reconnaissance (= illumination par Prajna) de la Vacuité comme étant notre état naturel
     vi. Cette « solution » est le kensho (ou le satori). C'est à dire là où commence la véritable pratique du Zen (puisque le 1er pas de la "Triple Discipline" est la "Compréhension juste", laquelle n'est pas une compréhension "intellectuelle")







samedi 1 février 2020

Quelques nouvelles éditoriales

Je dois me rendre à l'évidence. Mon second ouvrage sur le Zen, et en particulier sur la dynamique de l'éveil, ne sera sans doute pas édité. Je le déplore, bien évidemment, mais c'est ainsi. Les textes de cette nature ne sont pas vendeurs. Mais je crois que le problème va plus loin que le simple aspect commercial. Je pense que les éditeurs qui se sont spécialisés dans la spiritualité, au sens large, sont en réalité ouverts à toutes sortes de vues, pourvu qu'ils y adhèrent. Et un bouquin sur la détermination, qui est l'effort juste au sens de la Quatrième Noble Vérité, n'entre pas dans le cadre de leur adhésion. Car force est de constater que ce qui a le vent en poupe en ce moment, c'est la voie sans effort, l'éveil facile, en un tournemain. On se demande bien pourquoi le Bouddha passa six années au moins à trouver le chemin qui mène à Nirvâna, mais on s'en fout, puisque maintenant, on a trouvé un nouveau remède, sans effort, sans risque et à la portée de tous (peu importe le karma, qui est la plus sotte idée que le Bouddhisme ait inventé). Et il se trouvera toujours des bribes de textes, sorties de leur contexte, pour affirmer que la voie sans effort a toujours été la voie.

Donc, je m'interroge sur la suite à donner à mon texte. Sans doute vais-je le reprendre un peu, dans la forme (pas dans la fond, bien sûr), car il est peut-être un peu difficile d'abord, en particulier si l'on n'est pas familiarisé avec la pensée bouddhique (bien que je propose un lexique à la fin de l'ouvrage). Et pas très dans le mouv', comme on dit.

Je dois digérer tout ça. Mais s'il en sortait quelque chose, il est certain que je ne me mettrai pas en quête d'un éditeur. Avec l'impression numérique à la demande et les epub, ce n'est pas très difficile de produire un bouquin sans se couper un bras. Tiens, l'acte de Hueiko, le deuxième patriarche du Zen qui, selon la légende, se coupa un bras pour recevoir l'enseignement de Bodhidharma, était sans doute un geste désespéré. Encore un idiot qui était passé à côté de la voie sans effort...^^