vendredi 17 avril 2020

L'écriture juste

Le Bouddha, dans la discipline de Prajna, a énoncé trois pas, les trois premiers de la liste sur le chemin qui mène à nirvâna : 1) la compréhension juste, 2) la pensée juste et 3) la parole juste. Mais il n'a pas évoqué l'écriture juste. Bien sûr, l'écriture consiste à coucher des mots sur du papier ou sur l'écran d'un ordinateur, et de ce point de vue, l'écriture serait un prolongement de la parole, puisque celle-ci est faite essentiellement de mots et d'espaces entre les mots. Et de fait, si la parole est juste, l'écriture – dont elle est la représentation – devrait l'être tout autant.

En septembre 2018, les éditions Almora ont décidé de publier mon premier essai sur le Zen : Expérience zen. Je n'ai eu que de très rares retours de lecture, et si j'en crois le directeur de collection d'Almora, José Le Roy, le Zen n'est plus très vendeur, en sorte que mon livre ne s'est pas vendu autant que l'éditeur l'avait escompté. De fait, il n'y aura pas de suite à ce livre, qui n'en supposait pas d'emblée. Pour le dire honnêtement, j'avais pensé à une suite parce que l'idée avait été évoquée par José Le Roy, quand j'ai présenté mon livre à la librairie Almora, en octobre 2018. Mais l'ouvrage que j'ai réalisé, suite à cela, n'a pas été retenu. Non seulement par les éditions Almora, mais par aucune des autres maisons consultées en désespoir de cause. Peut-être le texte ne répondait-il pas aux attentes des éditeurs, quels qu'ils fussent ; peut-être était-il trop technique, ou trop complexe. Ou trop d'un je ne sais quoi, qui peut également être un pas assez d'un autre je ne sais quoi. Mais quoi qu'il en soit, je dois me rendre à l'évidence que ce deuxième livre n'est pas près de voir le jour et peut-être ne le verra-t-il jamais.


Je n'ai pas eu de nouvelles, à ce jour, du nombre exact d'exemplaires d'Expérience zen vendus. Mes droits d'auteurs étant intégralement reversés au centre zen de la Falaise Verte, je ne sais à combien s'élève le gain pour cette association. Probablement à pas grand-chose.

Mais là n'est pas la question de ce billet ; juste une digression en passant, par association d'idées et parce que je m'interroge sur la justesse de cet ouvrage, du point de vue du Dharma du Bouddha. Non pas que j'aie un doute, sur ce point, mais sur les capacités d'éclairage de l'écriture, dans le contexte d'une expérience zen, fût-elle décisive. Car la question est bien "l'écriture juste".

Le Bouddha n'a, quant à lui, rien écrit. Tous les textes sutriques seraient, selon la légende, des récits de ses enseignements, grâce à la mémoire infaillible de son disciple et cousin Ananda. C'est pourquoi la plupart des sutras commencent par cette phrase lapidaire : "Ainsi ai-je entendu." Or, si la légende repose sur une part de vérité historique, il faudrait en conclure que le Bouddha n'a jamais enseigné le Mahayana, mais le Théravada – le véhicule des anciens. C'est-à-dire, en gros et sans entrer dans les détails, les Quatre Nobles Vérités.

Cela étant, si l'on comprend bien le Mahayana, il est aisé de constater que rien ne le distingue du Théravada, si ce n'est l'accent sur la Compassion Infinie. Or, la Compassion Infinie dérive naturellement de l'expérience de la vacuité, qui est le sens premier de l'anatman, c'est-à-dire l'absence d'être "en soi". Et si l'on admet que l'essence première de la Compassion repose sur la transmission du Dharma à travers les siècles, pour le bien de tous les êtres sensibles – y compris celui qui s'assoit ici et maintenant –, on comprend bien que le Bouddha n'a jamais enseigné autre chose que le Mahayana, qui englobe le Théravada. Ce qui montre pourquoi les guerres de chapelles, à propos des différents véhicules, ne sont que des guerres d'ignorants stupides. On rencontre la même chose dans le Zen ; il ne faut pas se faire d'illusion là-dessus. En particulier dans la pseudo différence entre le Sôtô et le Rinzai. Les conflits de chapelle, dans ce contexte, ne sont que des faits d'idiots, ou plutôt de mauvais enseignants. Ou pour le dire autrement : ce qui oppose le Sôtô au Rinzai n'est pas le contenu doctrinal, mais la bêtise de leurs représentants respectifs, quand ils s'efforcent de démontrer quelque chose qui les dépasse de très loin.

Donc, le Bouddha n'a rien écrit, mais son enseignement s'est transmis à travers les textes sutriques. Pourtant, le Zen, selon Bodhidharma – le premier patriarche –, est censé se placer "au-delà des écritures". Mais que signifie "se placer au-delà des écritures" ? Simplement que la parole juste n'est pas réductible aux mots qui l'expriment. Les mots sont à l'expérience zen ce que les couleurs sont à la lumière.

Mais qu'avons-nous d'autre que les mots, sinon le silence, qui n'est qu'un mot en négatif, un non-dit ou un espace lacunaire entre les mots, pour exprimer ce qui se trouve au-delà des mots et de l'écriture ? Rien. Rien, sinon inciter le lecteur à lire l'illisible et à écouter l'indicible. Mais avec quels yeux et avec quelles oreilles doit-il voir ou entendre l'illisible ou l'indicible ? La réponse est simplissime : avec les yeux et les oreilles du Bouddha. Car seul le Bouddha voit et entend le Bouddha. Seul le Bouddha comprend le Bouddha. Seul le Bouddha pense et parle comme le Bouddha.

À présent, dites-moi un seul mot qui ne soit pas parole de Bouddha !


vendredi 10 avril 2020

Notion d'irréfutabilité

Une proposition est dite irréfutable quand on ne peut démontrer qu'elle est vraie ou qu'elle est fausse. Par exemple, la proposition "Dieu existe" est irréfutable, car nul ne peut prouver que Dieu existe ou qu'il n'existe pas.

À l'inverse, une proposition est dite réfutable quand, notamment en science, il est possible de démontrer qu'elle est vraie ou, à l'inverse, qu'elle est fausse. La science ne s'occupe que des propositions réfutables, qui ne sont vraies ou admises comme telles que sous réserve qu'elles soient démontrées. Et quand bien même elles le seraient, leur validité ne vaudrait que tout le temps qu'on n'a pas démontré qu'elles étaient fausses, ou tout du moins incomplètes, ce qui relativise la validité de la preuve et ou de la théorie.

Le Zen, au plan philosophique – et ce bien que le Zen ne soit pas à proprement parler une philosophie, ou en tout cas pas dans sens moderne (1) –, s'appuie, quand il est question d'aborder le réel, sur le tétralemme de Nagarjuna (2) qui affirme qu'on ne peut dire d'une chose qu'elle est vraie, qu'elle est fausse, qu'elle est vraie et fausse à la fois, ou son contraire, c'est-à-dire qu'elle n'est pas vraie et fausse à la fois. Sous cet angle, du point de vue du Grand Véhicule (Mahayana), la validité d'une chose n'est pas réduite – ou réductible – à ses différentes représentations mentales.

Pour autant, le Zen insiste sur la parole juste, qui est le troisième pas de l'Octuple Sentier dans la branche de Prajna (Sapience), après la pensée juste (2ème pas) et la compréhension juste (1er pas). La parole juste est par définition censée dire exactement ce qu'est une chose. Par exemple, quand un moine demande à Joshu : "Quel est le sens de la venue de Bodhidharma en Chine ?" (ou, dit autrement : "quel est le sens profond du Zen ?"), et que Joshu répond : "Le cyprès dans la cour", cette phrase affirmative est censée répondre correctement à la question du moine et exprimer de fait la parole juste autant que la pensée et la compréhension justes qui la précèdent. Et quand Tokusan – autre célèbre maître zen – brandissait son bâton et interpellait ses moines ainsi : "Si vous appelez ceci un bâton, vous aurez trente coups ; si vous ne l'appelez pas un bâton, vous aurez trente coups ; qu'est-ce donc ?", les moines avaient tout intérêt à exprimer la parole juste, s'ils ne voulaient pas recevoir trente coups de bâton.

S'agissant de kôans – puisque ce sont bien des kôans qui ont été donnés en exemple ci-avant –, la parole juste est la réponse correcte à la question posée. Il n'y a pourtant, selon la logique formelle, aucune correspondance apparente entre la question "Quel est le sens de la venue de Bodhidharma en Chine ?" et "le cyprès dans la cour." Cependant, la réponse de Joshu, bien qu'étrange, est irréfutable et sa compréhension ne peut relever que d'une expérience zen décisive (kenshô) qui va l'authentifier sans réserve. Quand on a vu dans sa vraie nature, la réponse de Joshu est évidente. Au contraire de la proposition "Dieu existe", qui peut relever d'une croyance aveugle ou du pari de Pascal, sans démonstration ou expérience, la réponse de Joshu repose sur tout autre chose, qui relève autant de la foi – dans le sens d'une confiance absolue dans sa vraie nature (ou nature de Bouddha) – que d'une expérience sapientiale et visionnaire authentique, qu'il faut bien entendu réaliser pour en saisir la substance. En sorte que l'irréfutabilité de la réponse de Joshu est comprise comme une affirmation indiscutable. De la même façon que la réponse à Tokusan, à propos de son bâton, doit être une affirmation indiscutable, qu'il ne peut réfuter.

Cela étant, la réponse "Le cyprès dans la cour !" n'est valide que dans le contexte de la question posée par le moine, et compte tenu de la mentalité de celui-ci. Ce qui signifie que la parole juste n'est pas réductible à son signifiant (et au signifié qui l'accompagne de fait). Quand le même Joshu répondait 無 (Mu) à la question "Le chien a-t-il la nature de Bouddha ?", le Mu de Joshu peut avoir la signification d'un oui ou d'un non, ou d'un oui et d'un non à la fois, ou le contraire d'un oui et d'un non à la fois, sans que toutefois le tétralemme de Nagarjuna épuise exactement le sens de la parole juste.

Un kenshô (ou un satori qui en est sa dimension libératrice), s'il est authentique, est irréfutable, y compris par les maîtres zen, car c'est le kenshô (ou le satori) qui qualifie ces derniers et non l'inverse. Le kenshô est la seule preuve valide de sa nature de Bouddha. Il n'existe pas d'autres preuves que celle-là. Les textes sutriques ne peuvent en aucun cas valider un kenshô ou l'invalider, en sorte qu'un individu versé dans les écritures ne peut en aucune manière juger de la profondeur ou de la validité d'un kenshô (et a fortiori d'un satori). Cela étant, le contenu de l'expérience sapientiale doit être soumis, quand c'est possible, à l'examen d'un maître qualifié. Car on peut comprendre intellectuellement le Dharma (doctrine bouddhique), en particulier quand on a une certaine pratique et qu'on a beaucoup lu, sans que cela soit pour autant un kenshô. Il en va donc de même avec le passage des kôans, par ordre de difficulté, car on peut comprendre intellectuellement un kôan et le commenter, sans que cela relève du kenshô et/ou du satori. En ce sens, et en ce sens seulement, le kenshô (ou satori) est réfutable.

La question qui peut se poser est alors la suivante : qui peut réfuter un kenshô et comment ? Un maître zen qualifié peut en principe le réfuter, à condition qu'il use de moyens ou d'une méthode fiable pour cela (par exemple à l'aide des kôans "secondaires"). Mais comment savoir si un maître zen est qualifié, quand la plupart des maîtres, en particulier en Occident, fleurissent comme des pissenlits au printemps ? C'est très difficile et hasardeux. En outre, un kenshô n'est pas libérateur, en sorte que le comportement éthique de celui qui prétend l'avoir ne peut pas être un argument en faveur d'une preuve, dans un sens comme dans l'autre. Ainsi, un comportement éthique ne signe pas nécessairement un kenshô, car un robot bien programmé pourrait parfaitement singer ce comportement. A contrario, un homme qui se comporterait apparemment de manière peu éthique pourrait être un authentique maître zen, car on a souvent tendance à confondre la bienséance, la bienveillance ou la bien-pensance avec l'Ethique (au sens de Sîla). Des cas de "folle sagesse" sont en effet rapportés, bien que ces cas puissent également être singés, et encore plus facilement que des comportements strictement conformes à l'Ethique. Comme on le constate, vu de l'extérieur, un kenshô est très difficilement détectable, pour ne pas dire impossible à détecter, si ce n'est par une personne qui en a fait l'expérience véritable.

En réalité, seul celui qui a eu kenshô sait si c'est le cas ou pas, car il découvre alors la parole juste, sait ce que c'est. Il sait cela comme une évidence irréfutable, parce qu'il a fait la preuve de sa nature de Bouddha, et qu'il n'y a plus aucun doute possible (le doute est inhérent en effet aux vérités réfutables). Et quand il entend la parole juste, il la reconnaît aussitôt. Et il va de soi qu'un véritable maître zen, s'il a eu kenshô, sait reconnaître cette parole juste – dans la bouche et dans les gestes de son élève – comme un langage commun aux bouddhas et bodhisattvas.



(1) C'est-à-dire comme une démarche de réflexion, selon le mode de la pensée rationnelle.

(2) Philosophe indien du Mahayana et patriarche du Zen (par assimilation du Zen au Mahayana) du IIème Siècle après JC, père du Madhyamaka Rangtong.