jeudi 7 mai 2020

La pratique avant kenshô

Kenshô est le fait de voir dans sa vraie nature, c'est-à-dire sa nature de Bouddha. Du point de vue des dix tableaux du dressage du buffles, le kenshô est le troisième, et son titre est "Apercevoir le buffle". Le verbe apercevoir – plutôt que voir – est significatif. Il exprime le caractère non libérateur du kenshô. En d'autres termes, le pratiquant reste encore sous l'emprise des émotions perturbatrices de toutes sortes, même si, par ailleurs, il les discerne parfaitement et sait qu'il lui faut "briller au travers" s'il veut les surmonter. Kenshô est donc semblable à une lampe sur un chemin encore semé d'embûches. Elle n'évite pas les obstacles ; elle aide simplement à les identifier pour ce qu'ils sont. Cette lampe, c'est évidemment sa nature de Bouddha qui brille dans le "cœur-esprit" du pratiquant. C'est l'activité de la Prajna. Il n'y a pas de parcours de l'Octuple Sentier sans cette activité.

Le Zen commence donc avec kenshô, car à partir de kenshô la pratique est dite "juste" : elle consiste en effet à parcourir l'Octuple Sentier à partir de la Compréhension juste. Et le pratiquant, bien qu'encore soumis à des émotions perturbatrices, peut se déplacer tout seul sur le sentier ; il n'a plus vraiment besoin d'être guidé. Dit autrement, il est son propre guide.

Quand le Bouddha disait à ses disciples "Soyez votre propre guide !", il ne disait pas qu'ils devaient se déplacer tout seuls, en aveugles. Il leur disait qu'ils devaient s'appuyer sur leur propre compréhension, c'est-à-dire sur la Compréhension juste, qui est le Premier Pas de l'Octuple Sentier. Ce qui supposait, bien sûr, que ses disciples aient vu dans leur vraie nature. Car le Bouddha n'était pas homme à laisser ses disciples s'égarer sur la Voie. De nombreuses personnes prennent cette injonction du Bouddha – Soyez votre propre guide – à la lettre et en déduisent qu'ils n'ont besoin de personne ; à aucun moment. En cela, ils commettent une grossière erreur. C'est tout le sens et l'importance de la pratique avant kenshô.

Dans le contexte des dix tableaux du dressage du buffle, la pratique avant kenshô concerne donc les deux premiers tableaux : 1) chercher le buffle et 2) trouver les empreintes. Ce qu'il importe de comprendre, d'ores et déjà, c'est que le seul fait de chercher le buffle exprime – en soi – sa nature de Bouddha. C'est "la Sagesse à la recherche de la Sagesse" (cf. Shunryu Suzuki dans Esprit zen, esprit neuf). Mais, bien entendu, le pratiquant est incapable, à ce stade – qui est l'entrée dans la Voie –, de reconnaître le Bouddha qui est en lui. Et il a beau retourner son esprit dans tous les sens, il demeure incapable de le trouver : il ne voit ni esprit ni Bouddha.

Certains maîtres affirment que le simple fait de ne pas trouver l'esprit est la preuve de la vacuité de l'esprit, car sinon, l'esprit apparaîtrait tout naturellement, comme n'importe quel objet. En réalité, ce n'est pas ainsi que se réalise la vacuité de l'esprit, mais cette technique de rechercher l'esprit avec l'esprit est un début de pratique que l'on retrouve dans beaucoup d'écoles issues du Chan (Zen). Devant l'échec de la méthode, la métaphore la plus souvent utilisée est "l'œil ne peut pas se voir". Ou encore (et qu'à titre personnel je préfère) : "c'est comme vouloir serrer sa main droite avec sa main droite". Chacun l'a bien compris, chercher le buffle, au premier tableau, c'est comme vouloir chercher l'esprit avec l'esprit ou serrer sa main droite avec sa main droite.

1er Tableau : chercher le buffle

L'erreur – hélas très fréquente dans certaines écoles du Zen – consisterait à cesser de chercher l'esprit, au prétexte qu'il n'est pas possible de le trouver. Car il est bien sûr faux d'affirmer qu'il n'est pas possible de le trouver, ou plutôt de connaître sa vraie nature. Mais encore faut-il le chercher avec les bons outils, les bons moyens, et dans la bonne perspective. C'est là que le maître du Sangha intervient, ou plutôt, devrait intervenir. Car il n'est pas toujours facile de trouver un bon maître, c'est-à-dire quelqu'un qui oriente correctement son élève. J'utilise à dessein le verbe "orienter", car c'est le sens exact du mot "guide", auquel le Bouddha se réfère quand il dit : "Soyez votre propre guide". Il n'est pas toujours facile de trouver son propre nirmanakâya, c'est-à-dire de rencontrer son propre maître. L'adage dit : "Quand l'élève est prêt, le maître apparaît". On peut penser que cela tient à la disposition d'esprit de l'élève, mais l'élève n'existe pas sans le maître, de la même façon que le maître n'existe pas sans l'élève. "Soyez votre propre guide", de ce point de vue, a le même sens que "Soyez votre propre élève".

L'injonction "Soyez votre propre élève" n'existe pas, dans les textes, à ma connaissance. Ou en tout cas pas de façon aussi explicite, bien qu'elle découle naturellement du sens du mot "Sangha", qui est bien sûr la communauté de moines et de laïcs – les disciples –, qui s'articule autour du maître du Sangha, c'est-à-dire du "Bouddha incarné" (Nirmanakâya).

Quand je dis "Soyez votre propre élève", j'entends "Soyez à l'écoute de vous-même", ou encore : "Ayez confiance en vous-même", parce que vous avez la nature de Bouddha (cf. Sutra du Nirvâna), et que votre nature de Bouddha est votre propre maître. Un élève, par définition, écoute le guide (ou le maître), car il a – ou devrait avoir – confiance en celui-ci. Or, il est aussi important d'avoir confiance au maître qu'en soi-même, car les deux ne sont qu'un, en réalité. Quand vous êtes en quête du maître, vous êtes en réalité en quête de vous-même. 

Chercher le buffle revient donc à chercher le maître, c'est-à-dire à se comporter comme son élève. Et puisque sa nature de Bouddha n'est pas reconnue dans sa propre activité, il faut bien la remplacer par le maître du Sangha. Le maître du Sangha devient donc le guide de l'élève. Idéalement, le guide et l'élève ne font qu'un, mais dans les faits, ils sont deux. La relation entre maître et élève est bien entendu une relation de confiance, mais aussi d'autorité. Par principe, le maître – qui a la Sapience – a autorité sur l'élève – qui lui est sous l'emprise de l'Ignorance. Bien sûr, une véritable amitié peut se développer entre un maître et son élève. Et quelquefois, ça peut très mal se passer aussi, pour tout un tas de raisons qui tiennent autant à la personnalité du maître qu'à celle de l'élève. Même si un maître est considéré comme le Nirmanakâya – le Bouddha incarné – il est aussi un homme, et pas nécessairement libéré des passions. Et l'on peut même ajouter que dans certains cas, hélas assez fréquents, le maître n'a de maître que le nom. On comprend bien que la quête du maître, même quand celui-ci se trouve à la tête d'un Sangha, n'est pas toujours une évidence.

Mais quoi qu'il en soit, dans ce billet, je fais la conjecture que la relation se passe de la meilleure façon possible, et que le maître a bien vu dans sa vraie nature, en sorte qu'il est réellement en mesure de guider son élève, au moins jusqu'au 3ème tableau. 

Dès lors que la relation maître-élève fonctionne bien, le premier (le maître) enseigne le second (l'élève). Cette relation d'enseignement peut-être vue comme un lien entre un guide de haute montagne – le premier de cordée – et les grimpeurs – les disciples. Le premier de cordée laisse ses empreintes derrière lui dans la neige. Ces empreintes enseignent le suivant – l'élève – sur le chemin à parcourir en toute quiétude (ce qui ne signifie pas sans effort). 

Suivre les empreintes est le deuxième tableau du dressage du buffle. Il constitue une nette évolution, par rapport au précédent, car l'élève a trouvé son maître et il peut suivre son enseignement (ses empreintes). L'enseignement est – concrètement – le Dharma du Bouddha, mais dans le Zen, on ne s'intéresse pas trop aux écritures, on pratique zazen, avec ou sans le support de kôans.  

2ème Tableau : Trouver les empreintes

Il y aurait beaucoup à dire sur la pratique de zazen et des kôans, mais ce n'est pas l'objet de ce billet. L'objet, c'est la pratique avant kenshô, et jusque là, les empreintes sont celles du maître, personnifiant le Bouddha. À noter ici que si, par "bouddhiste", on entend "celui (ou celle) qui marche dans les pas du Bouddha", l'élève est donc bouddhiste. Et en poussant un peu plus loin la réflexion, le Bouddha lui-même ne pouvait marcher ailleurs que dans ses propres traces, il était donc bouddhiste. Etre bouddhiste n'est pas un statut : c'est un karma. Et nul n'échappe à son karma. Je dis ça parce que les réfractaires aux étiquettes sont identiques à celles et ceux qui voient dans le Bouddha un autre que soi-même. Tant que l'élève n'atteint pas la coïncidence de l'esprit observant avec l'esprit observé, il reste différent du maître. L'enseignement reste un "moyen habile", une méthode. Et le maître, un homme (ou une femme), qu'il respecte, ou non, selon les représentations plus ou moins fantaisistes (makyo) qu'il se fait de celui-ci (ou de celle-là). L'élève peut être un expert en Dharma, s'il n'a pas vu dans sa vraie nature, les empreintes restent des empreintes laissées par le maître, qu'il peut suivre ou non, selon ses propres désirs. Il ne voit pas le maître en face ; il ne voit que son dos. Mais quand cette coïncidence a lieu, le maître se retourne sur lui-même et disparaît du décor. Et l'élève constate tout à coup qu'il suivait en réalité ses propres empreintes. Apercevoir le buffle, c'est le voir disparaître et se retrouver seul sur le chemin. C'est là le sens de l'injonction "Soyez votre propre guide !". 

Cette disparition/apparition du buffle est kenshô. Et vous comprenez que ne pouvez pas faire deux fois cette expérience. Vous comprenez aussi que la pratique avant kenshô ne consiste donc pas à trouver le sommet de la montagne, mais le chemin qui y mène. Ne pensez pas que ce chemin soit exempt d'embûches, désormais. 






samedi 2 mai 2020

Activité du mental et activité de la Prajna

Sur le site d'une association de développement de la mindfulness, l'ADM, on trouve la définition suivante : "La Pleine Conscience (mindfulness en anglais) est la conscience qui se manifeste lorsque l'on porte attention intentionnellement et de manière non jugeante sur l'expérience du moment présent"(1)

Dans cette définition, ce qui est intéressant, c'est l'adverbe "intentionnellement". Le dictionnaire (Larousse) nous donne le sens précis du mot "intention" : "Disposition d'esprit par laquelle on se propose délibérément un but".

La notion de but est intéressante et éclairante, dans le contexte, car elle renvoie à une pratique dualiste (un but n'est jamais atteint tant qu'il reste un but ; il est donc "extérieur" à soi), dans laquelle l'objet se trouve être la "conscience qui se manifeste lorsque l'on porte attention intentionnellement et de manière non jugeante sur l'expérience du moment présent". Autrement dit, on ne pratique pas rigoureusement la Pleine Conscience, mais l'attention intentionnelle et non jugeante qui est censée la développer. Cette "Conscience" particulière – la "Pleine Conscience" – résulte donc de la pratique de l'attention intentionnelle et non jugeante.

Un peu plus bas, sur la même page du site, on relève l'indication suivante : "la méditation de Pleine Conscience trouve son origine dans la tradition de la psychologie bouddhiste sous la forme d'enseignements et de pratiques (vipassana) développant les qualités universelles de présence attentive, de compassion et de sagesse." Dans ce passage, la référence au Bouddhisme est on ne peut plus explicite. Selon les promoteurs de cette technique, la méditation de la Pleine Conscience trouve son origine dans l'enseignement du Bouddha (le Dharma) et spécifiquement dans la pratique de Vipassana, dont la traduction généralement adoptée par les adeptes du Théravada(2) est "Vision Pénétrante".

Cela étant, la méditation de la Pleine Conscience ne vise pas explicitement à devenir un bouddha, mais à développer des "qualités universelles de présence attentive, de compassion et de sagesse", ce qui revient quand même à dire sensiblement la même chose, sauf que le mot "bouddha" a bizarrement – pour ne pas froisser la laïcité des pratiquants, je suppose – disparu du vocabulaire.

Il faut cependant bien voir ici que cette "Conscience" qui se manifesterait par la pratique de l'attention intentionnelle et non jugeante perd le statut de skandha, c'est-à-dire – selon le Bouddhisme – d'agrégat constitutif de l'ego, vide de nature propre, impermanent et facteur de souffrance, pour devenir une "présence attentive", ce qui lui confère en quelque sorte un statut de transcendance (ou en tout cas de qualités universelles de compassion et de sagesse) que l'on retrouve dans la mystique des religions éternalistes (Hindouisme, Islam, Judaïsme, Christianisme...). Bien que se voulant de portée laïque, on voit bien que la méditation de la Pleine Conscience est clairement mystique, sans toutefois le dire de façon explicite.

La question qui s'impose est la suivante : sur quels arguments les promoteurs de cette technique se basent-ils pour établir un lien de filiation entre Vipassana – la Vision Pénétrante – et la Pleine Conscience ? Dans le Septième Pas de l'Octuple Sentier(3), l'Attention Juste (discipline de Dhyâna), et en particulier dans la contemplation du corps, des sentiments, de l'esprit et des phénomènes, il est régulièrement mentionné que le pratiquant doit être attentif, avec une conscience claire. Il développe, par cette pratique, certains "pouvoirs psychiques" : ouïe céleste, vision du cœur des autres êtres, mémoire des naissances précédentes, vision céleste supra-humaine et enfin, avec la cessation des passions, la délivrance de l'esprit par la sagesse. Ces indications comportementales relatives à la contemplation, en particulier pour ce qui concerne l'attention et la conscience claire, pourraient – exception faite des "pouvoirs psychiques" – sembler en adéquation avec la pratique de la Pleine Conscience, telle que définie par ses promoteurs. Cependant, ces derniers omettent un détail essentiel de la pratique de l'Attention juste : "Cette claire connaissance (de la nature des éléments contemplés) est présente en lui (le pratiquant) parce qu'il possède la compréhension et la vision profonde intérieure."(4)

Que signifie "posséder la compréhension et la vision profonde intérieure" ? Ça signifie que la pratique de la contemplation dans l'Attention juste s'appuie sur la Prajna et non sur une intention qui, privée de la Compréhension juste (Premier Pas de l'Octuple Sentier) et de la vision profonde intérieure (Vision Pénétrante) préalables, est une activité du mental sous l'emprise de l'Ignorance, qui est le premier des douze liens interdépendants (qui génèrent le Samsara). Autrement dit, la méditation de la Pleine Conscience fonctionne en quelque sorte à l'envers, par rapport à l'Attention juste. En effet, pour la mindfulness, c'est l'attention intentionnelle qui est le préalable ou la cause ou encore le moteur, alors que pour le Bouddhisme, c'est exactement l'inverse : ce sont la compréhension et la vision profonde intérieure qui sont moteur de l'Attention juste. Et de fait, la pratique de l'attention intentionnelle – même "non jugeante" – ne peut en aucun cas aboutir à la compassion et à la sagesse telles qu'elles sont définies dans le Bouddhisme. En d'autres termes, il n'y a aucun lien de filiation justifié entre Vipassana et la méditation de la Pleine Conscience.

Par ailleurs, la notion de "présence" est étrangère au Bouddhisme. On retrouve ce concept dans les religions éternalistes, sans doute en lien avec les états de samadhi qui provoquent le sentiment d'une union avec le divin, lequel est non soumis au temps et donc éternellement présent. Si l'on devait préciser les choses, dans le Bouddhisme, on réalise plutôt – par l'éclairage de la Prajna – une Absence qu'une Présence, non pas dans le sens d'un néant, d'un "rien", mais dans le sens de l'Anatman – le Non soi – ou encore de la Vacuité non phénoménale (et donc ne résultant pas de l'interdépendance des phénomènes).

La méditation de la Pleine Conscience, privée de Prajna, est – du point de vue bouddhique – une pratique "aveugle", sans discernement. Le pratiquant n'observe pas le corps, les sentiments, l'esprit et les phénomènes avec l'œil de la Prajna – qui est l'œil du Bouddha qui possède la Vue juste, ou la Vision Pénétrante –, c'est-à-dire selon le mode de Prajna, mais avec les représentations mentales "souillées" (ou disons "orientées") par des apprentissages qui consistent à mettre spontanément des mots sur les choses, comme si celles-ci étaient enfermées dans des cases linguistiques ou sémantiques qui se substituent au réel et donc au "moment présent". Quand le pratiquant entend une cloche, il reconnaît la cloche ; il n'entend pas la cloche (comment sait-il qu'il s'agit d'une cloche ?). Et bien qu'il vide – ou plutôt tente de vider – la cloche de tout jugement, de toute émotion perturbatrice, de toute représentation... il n'en demeure pas moins vrai qu'il contemple un objet surnuméraire, sans pour autant reconnaître spontanément la véritable nature de cet objet, c'est-à-dire sa vacuité intrinsèque. Il peut bien sûr analyser secondairement cet objet comme étant constitué d'interdépendance d'autres objets ou phénomènes, il n'en demeure pas moins vrai que cette analyse n'est pas le fait de la Prajna mais de la pensée discursive, dualiste. Au sens strict, ce n'est pas une Vue (Vision Pénétrante).

Cette "présence attentive", cette "Pleine Conscience" n'est pas une qualité bouddhique. C'est vraisemblablement une forme de samadhi, qui se développe aussi bien dans les disciplines éternalistes (yoga) que dans les états hypnotiques de modification de conscience induits par la prière ou la récitation d'un mantra. Sans doute peut-on en tirer quelques bénéfices au plan de la santé physique ou mentale, mais ce n'est certainement pas l'expression de la Compassion bouddhique ou d'une Sagesse (la Compassion est une Sagesse, dans le Bouddhisme, et non un "état d'esprit"), telle qu'elle résulte de l'expérience de la Vacuité et de la Sapience (clarté/illumination). Il n'y a donc aucun argument sérieux qui puisse affirmer qu'il existe un lien de filiation entre la Vision Pénétrante, qui est l'activité de Prajna, et la "Pleine Conscience" qui n'a aucun équivalent dans le Bouddhisme.

Cependant, on ne peut blâmer les promoteurs de la Pleine Conscience d'être à l'origine de cet amalgame fâcheux, quand on constate que certains enseignants de tradition bouddhiste, généralement rattachés au Théravada mais aussi au Zen ou au Bouddhisme tibétain, en font également la promotion. Ces "maîtres" ont pour la plupart pignon sur rue, et, si l'on y regarde d'assez près, ce sont plutôt des laïcs, non spécifiquement rattachés au Bouddhisme (ils n'ont pas pris refuge), qui les apprécient. Ces enseignants n'hésitent pas à s'associer aux concepts new age. Et pour cause, ils n'ont en réalité aucune Vue ou Compréhension juste de ce qu'est la nature de l'esprit, du corps, des sensations et des phénomènes. Tout ce qu'ils savent, parce qu'ils ont bien appris la leçon, c'est que les phénomènes sont vides de nature propre parce qu'ils sont en interdépendance. Et quand un maître zen, dans l'émission "Sagesse Bouddhiste", affirme : "en zazen, nous réalisons que rien n'existe par soi-même, que tout est interdépendant", en présence de Christophe André, le psychiatre promoteur de la Pleine Conscience en France, également invité à l'émission sus-nommée, on atteint véritablement le pompon.

Dans un échange sur les réseaux sociaux, une personne me demande : "pourquoi faire zazen quand on a eu kenshô ?" La question est légitime, car dans l'esprit de cette personne, on pratique zazen pour obtenir kenshô comme on pratique l'attention intentionnelle pour obtenir la Pleine Conscience. Et à la façon dont l'exprime le maître zen à l'émission Sagesse Bouddhiste, il y a lieu de penser en effet qu'on pratique zazen pour réaliser la vacuité phénoménale (l'interdépendance phénoménale). Et dans l'esprit de cette personne sur les réseaux sociaux, quand on a réalisé ce qu'il y a à réaliser, le but est atteint et n'a donc plus à être recherché (il faut se souvenir que l'intention suppose le but, par définition). Mais, ainsi que je l'exprime plus haut à propos de Vipassana, c'est comprendre zazen à l'envers, si j'ose dire. Il n'y a pas d'attention intentionnelle. Il y a juste activité de la Prajna.



Un bon enseignant du Zen devrait commencer par dire à son élève qu'il n'y a pas dans le Zen (ou dans le Bouddhisme en général) de but à atteindre qui ne soit déjà atteint. Zazen ne consistera donc pas à pratiquer pour devenir un bouddha ou pour atteindre des états de conscience spécifiques, qu'ils soient transcendants ou qu'ils reflètent l'ennui, l'errance, ou encore des sensations de bien être ou – plus rarement – orgasmiques. Zazen ne consiste pas à être autre chose que soi-même, non pas selon le mode de la pensée dualiste, c'est-à-dire selon le mode des représentations psychologiques, culturelles ou sociétales, mais selon le mode de Prajna. 

Pour conclure, je dirai que dans la méditation de la Pleine Conscience, c'est l'activité du mental qui prévaut et Prajna est passive, alors que dans la pratique de zazen, c'est l'activité de Prajna qui est active, quels que soient par ailleurs les états de conscience, car ceux-ci ne reflètent jamais que des phénomènes transitoires, vide de nature propre et, ultimement (si l'on s'y attache), facteur de souffrance. Dans le Zen, on appelle "makyo" ces états de conscience, et n'ont strictement rien à voir avec kenshô. 

Cela étant, qu'on ne s'y méprenne pas : l'activité de Prajna n'est pas spontanée dans la conscience. Elle s'éveille à condition d'atteindre la coïncidence de l'esprit observé (objet) et l'esprit observant (sujet). Dans cette coïncidence, la dualité sujet/objet disparaît. C'est l'Absence (et non la Présence). C'est l'Anatman – le Non-soi – et non le Soi. Ne vous y trompez pas.



(1) https://www.association-mindfulness.org/quest-ce-que-la-mindfulness.php

(2) Le Théravada est le Bouddhisme des Anciens, historiquement le premier "véhicule" bouddhiste qui fut injustement qualifié de "Hinayâna", c'est-à-dire "Petit Véhicule", en comparaison du Mahayâna (Grand Véhicule)

(3) L'Octuple Sentier constitue la Quatrième Noble Vérité du Chemin qui mène à l'Extinction de la Souffrance. Ces huit pas sont associés à la Triple Discipline : Prajna, Sîla et Dyâna.

(4) Dîgha-Nikâya (22) : Sati-Patthâna, Anâpâna Sati (observation de l'inspiration et de l'expiration du souffle) d'après La parole du Bouddha, Nyânatiloka (trad. M. La Fuente) Maisonneuve.