lundi 15 février 2021

L'Empereur Hùn Tùn, l'homme sans situation.

On attribue à Ikkyū Sōjun les paroles suivantes :  « Etant sans demeure, je ne suis jamais perdu. » La profondeur de cette pensée est un véritable refuge pour les égarés. Les hommes pensent à un refuge comme à une sorte de bulle à l'intérieur de laquelle rien de ne peut nous arriver, mais le véritable refuge est sans situation, sans bord, sans limite. Aussi, on n'entre pas dans ce refuge, pas plus qu'on n'en sort. Telle est la caractéristique de la Vacuité. Et parce qu'on ne peut ni entrer ni en sortir, l'homme vrai est toujours sans situation. Etant sans situation, il n'est jamais égaré.

Quel lien avec la légende de l'empereur Hùun Tùn ? Celui-ci, avant que ses amis ne lui ouvrent les portes des sens, ne connaissait ni intérieur ni extérieur. Ses deux amis empereurs devaient sans doute le considérer comme à jamais enfermé dans une sorte de bulle obscure d'où il n'avait accès à rien et donc bien sûr pas aux plaisirs sensuels. Mais leur vue était erronée. Hùn Tùn ne voyait pas avec ses yeux ou n'entendait pas avec ses oreilles. Il percevait le monde avec sa vraie nature qui n'était pas séparée de celui-ci, puisque Hùn Tùn était "sans bord". Il était Kannon (観音), le Bodhisattva de la Compassion Infinie, qui voit les sons du monde. Ou bien le maître Daïto Kokushi, qui, au moment de son satori, entendait avec ses yeux la pluie tomber, tandis qu'avec ses oreilles, il pouvait la voir. 

J'essaye d'expliquer cela dans la vidéo qui suit. 



samedi 13 février 2021

La vue dans sa vraie nature (vidéo)

La vue dans sa vraie nature est le kenshô. Que signifie "voir dans sa vraie nature" ? Qu'est-ce que ça implique ? Quel lien avec les kôans et le doute qui les accompagne ? Voici une vidéo dans laquelle je m'efforce de répondre à ces questions, même si ma méthode n'est pas très orthodoxe. 



lundi 1 février 2021

Pratique du doute silencieux

Dans la pratique du Zen, il faut avoir la foi en sa nature de Bouddha. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça signifie que nous sommes convaincus que l'image de nous-même qui s'imprime dans notre mental n'est pas notre vraie nature, notre nature profonde. Nous voulons savoir ce qui se cache de l'autre côté des filtres de la pensée formatée par les apprentissages de l'éducation. Nous voulons savoir qui est le maître de notre vie. Avoir la foi en sa nature de Bouddha signifie donc que nous pensons fermement que nous ne sommes pas ces représentations fantasmagoriques de notre existence manifestée et qu'en conséquence, si nous ne sommes pas cela, ce qui n'est pas cela est notre nature de Bouddha. Ce n'est certes pas suffisant pour savoir ce qu'est notre nature de Bouddha, mais c'est suffisant pour savoir que nous voulons aller par-delà les apparences. La foi est le premier pilier du Zen. Sans elle, le Zen n'a aucun sens et est appelé chimérique ou hors de la voix (bompu zen ou gedo zen). 

La foi n'est cependant pas suffisante. Si nous voulons découvrir notre vraie nature, nous devons déployer un effort supérieur aux forces qui nous lient au Samsara, c'est-à-dire au monde des apparences trompeuses et aux souffrances qui leur sont associées. Cet effort – qu'on appelle Effort Juste dans le Bouddhisme – c'est celui de la volonté et ça s'appelle la détermination. La détermination est le deuxième pilier du Zen. Sans détermination, nous sommes incapables de mobiliser l'effort suffisant pour s'opposer au Samsara et à ses pièges, et donc incapables de nous libérer. Même si nous avons vu dans notre vraie nature, ce serait comme posséder une lampe pour nous déplacer dans le noir, mais dans l'impossibilité de nous mouvoir. 

La foi et la détermination doivent être sans faille. Car à la moindre faiblesse, nous nous égarons davantage et il devient de plus en plus difficile de retrouver le chemin. Cela étant, il importe de comprendre que foi et détermination n'ont rien à voir avec la nature égotique du pratiquant. L'ego n'a aucune réalité autre que "conventionnelle", c'est-à-dire autre que celle qui s'applique – avec plus ou moins d'adhérence – aux contingences sociales ou sociétales. C'est une réalité surajoutée à la réalité, comme une sorte de lien qui unit des objets en interdépendance. La foi et la détermination sont donc l'expression de sa nature de Bouddha qui n'a de cesse de se reconnaître à travers les brumes de l'ignorance (de sa vraie nature) et qui, pour cela, agit par volonté. Sa nature de Bouddha croit donc en elle-même – ce qui s'exprime par la foi que nous avons en elle – et met en œuvre les moyens de se reconnaître – ce qui s'exprime par la détermination que nous déployons à la retrouver. 

Mais foi et détermination ne suffisent pas à découvrir sa vraie nature. Il faut une pratique énergique et surtout bien concentrée. Si vous voulez creuser un trou dans une terre dure comme de la roche, il vous faut un pic, une pioche, voire un marteau piqueur qui va faire éclater la structure interne de la matière pour la faire céder. Cette pratique énergique bien concentrée, ce "pic" ou cette "pioche" ou ce "marteau piqueur", c'est ce qu'on appelle le "doute". Le doute est le troisième et dernier pilier du Zen. 

Le doute est un mot à connotation négative, dans l'esprit occidental, car associé au scepticisme, qui est paralysant. Si vous avez un doute sur un choix, votre doute vous empêchera d'agir ou vous fera pour le moins hésiter. La méthode scientifique doute en permanence, mais ça ne l'empêche pas d'avancer. C'est déjà ça. Elle demeure dualiste, car elle croit à une réalité objective, mais a bien fini par admettre, du moins jusqu'à un certain point, le rôle fondamental de l'observateur dans l'expérience. 

Cela étant, dans la pratique du Zen, le doute n'est pas sceptique ; il ne consiste pas, notamment, à douter de la réalité de sa nature de Bouddha. Nous pouvons décider qu'il n'existe pas d'autre réalité que celle que l'on se représente à partir des sensations et perceptions, mais ce serait un choix par dépit, arbitraire. Car pour décider qu'un tel monde, impermanent, vide de nature propre et facteur de souffrance soit le seul qui existe, il faudrait démontrer qu'il n'existe pas de moyens d'échapper à cette souffrance. Or, toute l'activité humaine noble consiste précisément à éliminer la souffrance, soit par les moyens de la science, notamment en médecine, soit par la voie de l'éveil en sa vraie nature. Nier l'activité noble de l'homme, c'est nier sa nature de Bouddha. Bien sûr, des hommes peuvent choisir de tourner le dos à leur nature de Bouddha et préférer se faire la guerre ou commettre des crimes et des vols, mais cela ne mène qu'à la souffrance et ce n'est pas la seule voie possible. Il existe donc une voie qui est la Paix, qui est le refuge des êtres en souffrance, quels qu'ils soient, et cette voie est Nirvâna et ses multiples expressions à travers la Compassion Infinie. 

Cependant, n'étant pas en mesure de reconnaître sa nature de Bouddha dans la manifestation, le pratiquant s'interroge sur les raisons de cette impossibilité. Et bien sûr, cette difficulté va avoir tendance à démobiliser son esprit, et donc son attention et sa détermination. Cette démobilisation confine parfois au désespoir et à la perte de la foi. Lui qui pensait trouver dans le Zen la paix de l'esprit, le Nirvâna qui le libèrerait de ses doutes et de son désespoir, le voilà à présent qu'il se vautre dedans ! Et il en souffre.

Cet échec, qui peut durer plus ou moins longtemps selon la force de la foi et de la détermination, est connu des pratiquants depuis l'aube du Bouddhisme. Il porte le nom de "Mara". Mara est l'équivalent du "démon", dans les écritures bibliques ; elle est une tentatrice et, dans les sutras, elle sera la dernière épreuve que le Bouddha devra surmonter. Mara fut son dernier Makyo, en quelque sorte. Elle n'a pas plus de réalité qu'un rêve, mais il faut réunir les trois piliers du Zen pour ne pas la laisser gouverner notre existence. Tel est le sens de la pratique de la Libération (au sens du Zen). 

Si foi et détermination sont aisées à comprendre intellectuellement, il en va autrement du doute et de la façon de le mobiliser. Cette pratique est pourtant fondamentale, en particulier si l'on se heurte à des obstacles durs comme roc. 

Le doute est une sorte d'outil de précision et d'une puissance capable de déchirer les voiles obscurs de l'ignorance, source de tous les maux (cf. Les douze liens interdépendants). Lorsque le doute est mobilisé sans relâche, il va traverser tous les obstacles qui se dressent sur le chemin. Il va fouiller dans les replis du mental la faille où il va pouvoir s'insérer pour déstabiliser la structure interne de ses constructions consolidées par les apprentissages et les formatages de la pensée. Il se raccorde au Huitième pas de l'Octuple Sentier et est appelé "Concentration Juste", autrement dit "samadhi". 

Le samadhi est indispensable à la vue dans sa vraie nature. Il ne peut y avoir de kenshô sans samadhi. Il peut y avoir des samadhi sans kenshô, notamment dans l'entrainement à la pratique des jnana, mais pas de kenshô sans samadhi. Et donc, le doute est très important car il est l'outil indispensable pour déstructurer l'ignorance et ses conséquences. Encore faut-il qu'il soit porté par une forme de questionnement. Ce questionnement pourrait se résumer ainsi : "Pourquoi, alors que je suis censé avoir la nature de Bouddha, je ne parviens pas à la reconnaître ?" C'est le sens fondamental du kôan Mu ! 

Mu est traduit par "non", "néant", "rien", "vacuité"... Mais il exprime surtout l'impossibilité d'accéder à la vraie nature des choses par le mode des représentations mentales et de leur consolidation dans la conscience comme étant la réalité. Le chien du moine n'est pas celui de Joshu, bien qu'il n'y ait pas, fondamentalement, deux chiens séparés. Le chien du moine n'existe pas. Et donc, sa nature de Bouddha n'a aucun sens. C'est pourquoi Joshu répond "Mu !" 

L'idéogramme Mu (無) représente une maison en flamme. On ne peut ni entrer ni en sortir. Quand on voit une maison en flamme, on se tient à l'extérieur ; à l'intérieur, il ne reste rien. Mais Mu signifie aussi Vacuité. Et de la même façon que pour la maison en flamme, mais pour d'autres raisons, on ne peut ni entrer dans la vacuité ni en sortir. La vacuité est vide d'elle-même et vide de tout ce qui n'est pas elle-même, comment pourrait-elle contenir quoi que ce soit ? Ce qui en sort sont des reflets, des "corps d'apparition", comme le sont des reflets dans un miroir. Ils ne sortent pas à proprement parler de la vacuité, parce que la vacuité n'a ni intérieur ni extérieur. Un miroir est fondamentalement vide de reflets, et de fait, comment des reflets pourraient-ils en sortir ? 

Dans la vidéo qui suit, j'explique comment Mu peut-être le support du doute et de l'attention, laquelle nécessite l'effort d'être maintenue. Mu, c'est là où rien n'entre ni en sort. Il importe d'avoir cela à l'esprit, d'abord comme une sorte de représentation mentale, par exemple un miroir ou une maison en flamme, puis sans représentation mentale. Même la syllabe Mu ! doit se vider d'elle-même. Quand votre esprit sera vidé de lui-même, en sorte qu'il ne puisse plus rien en sortir ni entrer, vous apercevrez le buffle. 

La vidéo est un peu longue (environ 16 minutes). J'ai souhaité rappeler le contexte pratique : la posture corporelle, les coups de claquoir et de clochette, kin hin... comme si on était dans le zendô. Mais ne dit-on pas précisément : "où que l'on se trouve, c'est le zendô" ?