mercredi 12 mai 2021

Considérations entre nature de Bouddha, conscience et Eveil

J'ai observé, à partir de quelques publications ça et là, sur les réseaux sociaux ou autres, qu'il existe une confusion entre la notion de nature de Bouddha et d'Eveil à sa vraie nature. Voire même, ce qui est tout aussi problématique, entre la nature de Bouddha et la conscience, laquelle est dans ce contexte quelquefois notée avec une majuscule, comme si cette spécificité suffisait à lui attribuer une autorité spirituelle qu'elle n'a pas en temps ordinaire. Du point de vue bouddhique, en effet, la conscience, avec ou sans majuscule, n'a jamais été autre chose qu'un agrégat, un skandha, c'est-à-dire un facteur constitutif de l'ego. 

Tous les êtres sensibles, loin s'en faut, ne naissent pas "éveillés", bien qu'ils aient – selon le sutra du Nirvâna – la nature de Bouddha. Et bien entendu, s'ils ne naissent pas éveillés, c'est parce que ce qui leur tient lieu d'être ou d'existence prend racine dans l'ignorance de leur vraie nature. 

L'ignorance – d'un point de vue bouddhique – est nécessairement sans cause, car si elle avait une cause, elle ne serait pas à la racine de la méconnaissance de sa vraie nature. Il existerait en effet quelque chose qui lui précèderait et dont elle serait l'effet. Or, si l'ignorance est sans cause elle n'est pas de nature phénoménale. En cela, elle est semblable à la nature de Bouddha, mais à la manière d'un reflet inversé. On ne constate pas directement l'ignorance. En réalité, l'ignorance seule est sans effet. Il lui faut des actes – le karma – (également appelés "facteurs formateurs") et une conscience pour que s'élèvent le nom et la forme et que se déroule ainsi l'enchaînement des huit autres liens interdépendants, depuis les six sens jusqu'à la naissance et la mort, et bien sûr – car tel est le Samsara – la renaissance, puisque cet enchaînement demeure cyclique. 

On serait tenté de croire que pour s'éveiller à sa nature de Bouddha, il faudrait supprimer l'ignorance. Mais ceci n'est pas possible dans un cadre dualiste car pour supprimer l'ignorance, il faudrait s'attaquer à sa cause. Or, l'ignorance est sans cause. La seule manière de s'éveiller à sa vraie nature est d'opérer un renversement ou un retournement de l'esprit sur lui-même. Ainsi, ce qui n'était qu'un reflet inversé est transmué en nature de Bouddha. C'est cette transmutation qu'on appelle Eveil. Et cette transmutation est l'opération de Prajna, qui est le mode de reconnaissance de sa vraie nature. 

L'Eveil n'est pas toujours permanent. Au premier stade, qui est celui du kenshô, les forces karmiques accumulées depuis des périodes qui remontent à bien avant notre naissance, nous ramènent en samsara. C'est la raison pour laquelle il faut pratiquer après kenshô et cette pratique est l'Action Juste, non seulement à travers son volet éthique, mais dans le jeu simultané de la Triple Discipline. C'est la raison pour laquelle les Bouddhas ne renaissent pas, car leurs actions sont justes par nature. Mais qu'on ne s'y méprenne pas : l'Action Juste n'a pas seulement pour vocation de faire en sorte que les Bouddhas ne renaissent pas, mais que le Dharma se transmette via le Sangha et le Nirmanakâya qui est le Bouddha métamorphosé en maître du Sangha dans son Corps d'Apparition. Car l'Action Juste est aussi et surtout la Compassion Infinie et donc la Sagesse qui dérive directement de l'Eveil à sa vraie nature. 

À présent, je vais proposer deux pratiques qui doivent être effectuées pendant zazen pour générer le samadhi, puis, ultimement, le retournement de l'esprit sur lui-même. On peut choisir soit l'une, soit l'autre ou même les alterner. Il s'agit surtout d'un entrainement à la pratique de la concentration et du doute. 

D'abord, je vous présente une méthode que proposa Taitsu Kohno Roshi lors de l'inauguration du Zendô de la Falaise Verte en 2010. Il s'agit de retrouver son tout premier souvenir. Nous avons tous des souvenirs de notre enfance, mais quel est le premier ? Si nous avons un souvenir précis en tête, sommes-nous certain qu'il n'y en a pas un autre qui lui soit antérieur ? Sommes-nous certain qu'il s'agit d'un souvenir et non de l'appropriation d'une histoire entendue dans son enfance ? L'esprit doit donc être engagé dans cette recherche. Bien entendu, nous arrivons à une sorte de mur infranchissable, mais nous devons poursuivre cette pratique jusqu'à ce que l'esprit lâche prise ou que le mur cède. Cette pratique est assimilable au doute sur un kôan. 

Une seconde méthode consiste à rechercher ce qui est sans nom, sans forme, sans couleur, sans odeur, sans goût ni saveur, qui ne produit aucun son, ni aucune perception. C'est ce vers quoi était tourné l'empereur Hùn Tùn avant que ses deux autres amis ne lui ouvrent les portes des sens. Vous devez entrainer votre esprit à retrouver cela. Si vous pensez à quelque chose qui possède un nom ou une qualité – la vacuité, la conscience, par exemple, ou Dieu, la nature de Bouddha... –, ne vous y arrêtez pas, car ce ne serait qu'une projection mentale ou une représentation, même si ces représentations ne porteraient sur rien de précis. Si vous pensez que c'est quelque chose qui n'existe pas, c'est que vous êtes encore plongé dans la dualité sujet/objet et votre point de vue serait nihiliste. Cette pratique s'assimile à la précédente en ce que nous arrivons à une sorte de mur infranchissable que nous devons traverser. 

Je joins une vidéo où il est question de ce thème spécial et de ces pratiques.