Dans la règle 63 de la Falaise Verte, il est question de moines qui discutent (ou se disputent) à propos d'un chat. Nansen, qui était le maître de ce monastère, prit le chat d'une main et de l'autre son sabre. Puis il déclara à l'intention des moines : "Dites un seul mot zen et je ne pourfendrai pas ce chat". Les moines se turent, incapables de répondre, et Nansen pourfendit le chat.
Le kôan se poursuit avec la règle 64. Joshu – qui était l'un des élèves et moines de Nansen (mais qui est devenu par la suite le célèbre maître zen dont la notoriété a dépassé celle de Nansen) – était absent du monastère lors de l'épisode du chat pourfendu. Nansen lui raconta la scène et Joshu prit une sandale, la posa sur sa tête et sortit. Nansen dit alors : "Si vous aviez été là, le chat aurait été sauvé !"
Ce kôan, qui regroupe les deux règles 63 et 64, peut se résumer en réalité à un seul car le "mot zen" que les moines ne purent exprimer, Joshu l'exprima d'une admirable façon, et tout est là. Et si l'on analyse les deux règles, elles résument à elle seule le kôan : "Toutes choses retournent à l'un, à quoi l'un retourne-t-il ?"
La règle 63 du chat pourfendu dérange le plus souvent les personnes qui entendent ce kôan pour la première fois, car dans l'éthique bouddhiste, il est interdit de tuer un animal. Mais pour bien comprendre un kôan, il faut se placer par-delà les apparences et ne pas s'attarder à la lettre. Le chat pourfendu est en fait un équivalent du chien, dans le kôan Mu. Quand Joshu (il s'agit bien du disciple de Nansen, devenu maître à son tour) répondit "Mu" au moine, ce dernier comprit Mu comme une négation, ce qui allait à l'encontre du Sutra du Nirvâna : "Tous les êtres ont la nature de Bouddha". Autrement dit le chat pourfendu n'est pas un "vrai chat", comme le chien du moine était un chien surnuméraire, sans existence propre. Le chat à propos duquel les moines se disputaient (le kôan ne donne pas de détail sur le contenu de la dispute ou de la discussion, mais cela peut concerner autant l'appartenance que le fait qu'il ait ou non la nature de Bouddha) était un chat surnuméraire, n'existant que dans l'esprit dualiste des moines, et c'est bien l'esprit dualiste que Nansen a pourfendu et non le "vrai chat", celui qui existe indépendamment de l'observation et qui ne peut être vu que par les sages (ou celles et ceux qui sont capables de voir dans leur vraie nature). Rappelons que le Nirvâna, pour le Bouddha, ne peut être vu que par les sages (Majjhima Nikâya 26). Si l'on comprend cela, on peut comprendre la règle 64 qui suit. On peut comprendre le geste de Nansen.
Le chat, dans l'esprit des moines, était ce qui sépare la Terre du ciel, la vacuité de la forme, l'hôte du visiteur, l'esprit de Bouddha de l'esprit ordinaire, le sujet de l'objet. Il est de fait objet de dispute. Sa "faute" ne réside pas en lui-même, mais dans ce que les moines font de lui à cause de leur bêtise. Il n'est pas responsable de l'interprétation des moines, et en ce sens, même si Joshu arrive tardivement, il n'a rien à craindre de Nansen ni de quiconque. Le chat pourfendu n'est que le résultat de l'incompréhension des moines et n'existe pas ailleurs de cette incompréhension. La séparation du ciel et de la Terre n'est ni le fait de la Terre ni le fait du ciel, mais de l'esprit dualiste. La séparation, c'est la dualité sujet/objet ; c'est Samsara. Le mot zen attendu par Nansen était celui qui unit la Terre au ciel, la forme au vide, le sujet à l'objet. La main droite à la main gauche.
Souvent, en signe de remerciement ou de politesse, les adeptes du Zen – quand ils s'expriment sur les réseaux sociaux notamment – finissent leurs phrases par l'expression "Les mains jointes", en signe de remerciement ou de respect. Mais que signifient les mains jointes ? Il est intéressant, parvenu à ce stade, de se pencher sur le kôan "Le son d'une seule main" d'Hakuin, car cela a un lien direct avec le geste de Joshu, quand il met la sandale sur la tête. Il aurait du reste pu mettre les deux sandales, et sauf erreur de ma part, il existe des traductions ou c'est bien les deux sandales et non une seule que Joshu place sur sa tête, ce qui est au fond plus logique, bien que ne changeant rien au principe. La ou les sandales, c'est ce qu'on met aux pieds, et sous la plante des pieds se trouvent les semelles, qui elles sont posées sur la terre ferme. La distance qui sépare le ciel de la Terre, c'est, d'une certaine façon ce qui sépare le sommet de la tête de la semelle des chaussures. Entre deux mains jointes, il y a une ligne de démarcation, à l'endroit où les paumes se touchent. C'est le coup de sabre de Nansen, mais aussi le résultat de la dispute ou discussion des moines à propos du chat. En mettant les sandales sur sa tête, Joshu réunit la main droite et la main gauche en une seule main autant que le ciel et la Terre en un seul temple. Et le chat peut vaquer à ses occupations sans crainte d'être pourfendu. La vacuité vide d'elle-même, c'est quand les sandales de Joshu sont posées sur son crâne. C'est quand on peut toucher le commencement de l'univers sans bouger le petit doigt ou avaler d'une seule gorgée toute l'eau de l'océan Pacifique. Si vous comprenez cela, vous n'êtes pas distinct de Kannon.
Dans Itinéraire d'un maîtres zen venu d'Occident Taïkan Jyoji évoque un sanzen durant lequel son maître, Mumun Yamada Roshi, lui demande de couper Mu en deux. Couper Mu en deux, c'est pourfendre le chat : d'un côté, le chat surnuméraire, qui n'a pas d'existence propre, et de l'autre, le vrai chat, celui qui n'est visible que par le sage. Nansen n'a donc rien fait d'autre, en pourfendant le chat, que de montrer l'incapacité de reconnaître le vrai chat – celui qui a la nature de Bouddha – du chat surnuméraire.
Pourfendre le chat c'est montrer où l'un retourne après que toutes choses sont retournées à l'un. Si l'on lit la règle 64 avant la règle 63, on répond au kôan "Où l'un retourne-t-il", et le chat est sauvé.
Une petite vidéo pour parler de tout ça "avec les mains".